« Je travaille toujours dans l'urgence » : c'est grave docteur ?

13 févr. 2019

8min

« Je travaille toujours dans l'urgence » : c'est grave docteur ?
auteur.e
Elsa Andron

Psychologue du travail et psychologue clinicienne

Si vous faites partie des irréductibles procrastinateurs qui attendent le dernier moment pour vous mettre sur ce gros dossier que vous devez réaliser depuis un mois, cet article est fait pour vous ! Notre mode d’organisation du travail fait partie de notre personnalité et nous permet généralement d’être plus performant. Il arrive toutefois que notre fonctionnement ne soit pas le plus adapté pour répondre aux exigences de notre travail.
*Ceux qui travaillent systématiquement dans l’urgence peuvent marcher à la contrainte, être perfectionniste ou bien ressentir le besoin de pimenter leur vie professionnelle par l’adrénaline. Travailler dans l’urgence peut se révéler être un booster de performance mais dont le coût en énergie et sur le bien-être psychologique peut se révéler lourd. Quel profil de travailleur de l’urgence êtes-vous ?

Mais où est l’urgence ?

Aujourd’hui, nous vivons souvent à cent à l’heure et il nous est parfois difficile de distinguer “l’urgent” de “l’important” ou du “nécessaire” avec pour conséquence, une réelle difficulté à prioriser. À nous écouter, il est de bon ton de dire dans nos vies professionnelles que nous sommes “sous l’eau”, que nous n’avons « pas une minute à nous » et que tout relève de l’urgence. Or, contrairement à ce que l’on peut parfois ressentir, tout n’est pas urgent.
Par les injonctions de dépassement de soi, de productivité, de faire toujours plus vite, notre gestion de l’urgence est parfois faussée.

Ceci étant dit, l’urgence reste un mode de vie et un mode d’action pour beaucoup. Les accros de l’urgence sont motivés par celle-ci et elle devient alors leur unique mode de gestion des tâches dans la vie quotidienne comme dans la vie professionnelle. Souvent imposée par l’environnement professionnel (clients, supérieurs), cette contrainte extérieure ou technique “du bâton” - à savoir le risque encouru si le travail n’est pas rendu à temps - permet à ceux qui ont du mal à être motivés au travail de se challenger.

Différents profils dans cette gestion du temps

Les dopés à l’adrénaline :

Pour certains, le seul moyen de faire les choses, mais aussi de bien les faire, c’est de les faire avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête : la contrainte du temps. Pour ces accros du « faire vite », quand il n’y a plus d’autre choix, ce mode de fonctionnement ne leur pose en général pas de problème. Effectivement, ils aiment l’impératif, cela les motive et les pousse à se dépasser. Ils maîtrisent l’art de surfer entre le “bon stress” qui permet de se dépasser et le “mauvais stress” qui paralyse.

>« En fait c’est vraiment dans l’adrénaline que je suis performante. Car je sais que de toute façon, je n’ai plus le choix et il faut y aller. Quand il y a un objectif de réussite, ça me booste. » – Clémentine, 24 ans, psychologue.

Pour Agathe, une graphiste de 29 ans : « Je gère tout dans l’urgence. Ça va d’une simple tâche, genre faire les courses ou faire le ménage… à gérer mes gros projets professionnels. Par contre, quand par exemple je n’ai plus le choix car quelqu’un va venir dîner chez moi, je vais faire le ménage comme jamais. Je ne fais jamais les choses aussi bien que lorsque je n’ai plus de temps. »

Les procrastinateurs :

Pour d’autres, ce besoin de se sentir acculé pour passer à l’action relève de leur mode de compensation, de leur procrastination. Effectivement, pour eux la tâche qu’ils doivent accomplir ne les motive aucunement et sans cette contrainte de devoir rendre un travail sous peine de conséquences négatives, ils ne la réalisent pas. La procrastination ou l’art de remettre à plus tard les tâches qui sont perçues comme peu motivantes, peut se révéler être un obstacle important dans la vie professionnelle. Pour ces profils, la date imposée de rendu et la pression venue de l’extérieur leur permet de se mettre en action car ils n’ont “plus le choix” et ont conscience qu’il y a un risque pour eux s’ils ne livrent pas ce qui est attendu d’eux.

>« Il faut que quelqu’un me mette la pression et me mette une deadline. Je pense que c’est surtout lorsque ce sont des choses qui ne me motivent pas. » – Clémentine, 24 ans, psychologue

Les perfectionnistes :

Ce fonctionnement dans l’urgence pourrait être aussi pour certains, une manifestation de leur perfectionnisme. Effectivement, sans délais imposé, la réalisation ne leur paraît jamais assez satisfaisante. S’ils n’ont pas de date imposée, ils peuvent alors rendre leurs travaux bien après les délais impartis. Très efficace dans le temps, ce temps imposé les aide à passer de la mentalisation de leur travail à sa réalisation. Sans cela, le brouillon mental, constamment en révision, prendra probablement forme dans des délais supérieurs. Ainsi, ils utilisent la pression de la deadline pour augmenter leur performance et booster leur productivité.

Agathe 29 ans, graphiste, nous explique : « Mes brouillons sont mentaux. Et les brouillons que je fais avant la réalisation d’un projet sont tellement aboutis que c’est presque déjà fait, déjà réalisé. Du coup, je ne me repose jamais vraiment parce que tout le temps où je ne travaille pas, mon cerveau cogite et du coup, j’ai la sensation de toujours travailler. »
Elle nous dit également que cela la motive notamment pour aborder ses travaux de grande ampleur : « Par exemple j’ai eu pour mission de créer un journal de A à Z. On en a parlé en juillet et j’ai commencé concrètement à travailler dessus une semaine avant le rendu. J’ai tout fait en quatre jours et trois nuits. Pendant tout ce temps, mon cerveau travaillait pour moi, je conceptualisais. Ce qui est problématique pour les autres parce qu’ils ne savent pas ce qui se passe dans ton cerveau. »

Pour Clémentine, le brouillon est également une étape superflue : « Je ne vais pas faire de brouillon mais je vais y penser longtemps. Moi je préfère préparer dans ma tête ce que je veux dire et ensuite passer à la réalisation. »

On l’aura donc compris, travailler dans l’urgence peut être très différent du sentiment d’être toujours pressé ou de n’avoir jamais le temps. Cette adrénaline de la deadline permet aux personnes pour lesquelles il est compliqué de passer directement à la réalisation de leur tâche, d’être soumis à une obligation de livrer quelque chose. Cependant, bien que cette capacité à travailler dans l’urgence soit valorisée dans notre modèle économique, elle comporte également de nombreuses limites voire inconvénients.

Avantages et inconvénients de ce mode de fonctionnement

Avantages :

  • Sentiment de performance et de grande efficacité : plus on fait de chose dans un délais court et restreint, plus notre sentiment d’efficacité personnelle - soit en psychologie, les croyances qu’a un individu quant à sa capacité de réaliser une tâche avec succès - augmente.

>« Ça m’aide à être hyper performante. » - Clémentine, 24 ans.

  • Euphorie à réaliser une charge de travail importante en un laps de temps court : réaliser une tâche importante dans un délais court est grisant et peut donner un sentiment parfois de grande maîtrise voire de toute puissance.

  • Concentration de la charge de travail : souvent les profils fonctionnant sur le mode de l’urgence expliquent que répartir le travail n’est pas efficace pour eux. Ils éprouvent de la frustration à morceler le travail et préfèrent souvent tout faire d’un coup. Ainsi, l’un des avantages est de concentrer le travail sur un temps réduit et de pouvoir s’investir dans d’autres activités. En revanche, cela ne préserve nullement de la charge mentale.

Limites :

  • Stress et anxiété à l’idée de “ne pas y arriver à temps” : Attendre la dernière minute pour réaliser son travail, comme boucler ce dossier important qui est sur votre bureau depuis des semaines en quelques jours, voire parfois quelques heures, entraîne son lot d’angoisses et parfois de symptômes somatiques (mal de ventre, de tête, troubles digestifs…) - autre moyen pour votre corps de vous indiquer son niveau de stress. Si l’angoisse devient trop forte, elle peut alors vous paralyser dans l’action et vous amener à abandonner l’idée même de parvenir à vos fins. On voit ici les limites du stress sur la motivation et les conséquences de ce que l’on nomme le “mauvais stress”. Si cette gestion du temps devient l’unique mode de gestion cela peut entraîner un état de stress chronique chez l’individu avec des conséquences sur son bien être psychique et somatique. Ce type d’organisation du travail conjugué à d’autres facteurs (tels qu’une forte exigence envers soi-même) augmente le risque de développer un burn-out.

>« Parfois je le regrette car je vais y penser longtemps avant et donc ça va me gâcher ces moments “où je ne fais rien” mais où je ne cesse de penser à ce que je dois faire et comment le réaliser. » - Clémentine, 24 ans.

  • Troubles du sommeil : Autre conséquence liée au stress imposé par le travail dans à la dernière minute : la perturbation des rythmes de sommeil. Bien souvent dans de telles situations, les individus ont tendance à abuser de substances excitantes (café, thé, cigarettes) et à réduire leur temps de sommeil ou à le décaler, voire à ne pas dormir du tout.

>« Parfois j’y passe des nuits alors que si je m’y été pris deux jours avant tout se serait très bien passé. » - Agathe, 29 ans, graphiste.

  • Difficultés dans le travail d’équipe ou dans le rapport à la hiérarchie : Bien souvent cette organisation du travail est consciente et assumée. En revanche, elle complique bien souvent les relations professionnelles car les collègues et supérieurs n’ont parfois pas le même mode d’organisation du travail. Cela peut donc entraîner des tensions et des rapports difficiles s’il n’est pas explicité, compris par les collaborateurs mais surtout qu’un rapport de confiance n’est pas encore construit. Pour les équipes dont tous les membres fonctionnent comme cela, il y a généralement moins de tension. En revanche livrer un travail dans les temps peut se révéler compliqué pour eux. Il est généralement bon d’avoir quelqu’un avec une organisation plus planifiée dans le temps pour pousser les autres à respecter les délais.

>« Pour le travail d’équipe, c’est compliqué. C’est vrai que ça peut occasionner du stress et de l’inquiétude à mes collègues. On me demande souvent où j’en suis et si ça avance. J’en viens à angoisser les autres quand moi-même je n’angoisse pas du tout » - Agathe, 29 ans, graphiste.

  • Difficulté à organiser et à planifier la charge de travail : conséquence directe et souvent mal anticipée par les travailleurs de la dernière heure, une autre urgence qui vient gêner le travail de dernière minute. L’urgence que l’on n’a pas pu anticiper et qui vient mettre en retard dans la réalisation du travail à rendre le lendemain. Une autre difficulté est celle de prioriser les différentes tâches afin d’être efficace dans son organisation du travail. Cela peut constituer une vraie limite et avoir des conséquences importantes pour la carrière professionnelle et l’image que l’on renvoie à ses collaborateurs et supérieurs.

>« J’ai déjà perdu des appels d’offres car j’ai rendu en retard mes propositions concernant, par exemple, l’identité visuelle d’une marque. Finalement c’est comme si je ne me laissais pas ma propre chance. » - Agathe, graphiste.

En somme, travailler dans l’urgence est un mal très contemporain. Valorisé mais aussi critiqué, cette organisation du travail reçoit de nombreux messages contradictoires de la part de la société. En effet, il faut être capable de travailler dans l’urgence, de pouvoir supporter la pression mais il ne faudrait toutefois pas en abuser sous peine d’être taxé de feignant attendant la dernière minute pour bâcler ses missions. Aussi si l’on constate que l’on a tendance à fonctionner ainsi, il est important de comprendre pourquoi, d’être sûr d’être plus performant dans ces conditions et si non, d’apprendre à cadrer au mieux son organisation et son penchant procrastinateur afin de ne pas se laisser déborder en ayant bien conscience des éventuelles conséquences psychiques et physiques. Il est nécessaire d’être à l’écoute de soi, de savoir avec quelle organisation on est le plus à l’aise et de ne pas hésiter à communiquer avec son équipe et ses supérieurs afin d’éviter les tensions.

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Photo by WTTJ

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