« Le plus beau métier du monde » dans les coulisses de l'industrie de la mode

28 juin 2018

5min

« Le plus beau métier du monde » dans les coulisses de l'industrie de la mode
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Giulia Mensitieri est docteure en anthropologie sociale et ethnologie (EHESS). Rompue aux études sur la mondialisation et le capitalisme contemporain, elle sort en janvier 2018 un livre, comme une prolongation de sa thèse, sur le monde du travail dans le luxe et la mode. Pour appartenir à cet univers de rêve, des centaines de travailleurs (mannequins, photographes, stylistes..) sont prêts à sacrifier leur temps, leur santé, leur quotidien. Passion, élite, mais aussi précarité, stress et humiliations… À travers de nombreux entretiens et quelques situations d’immersion, Giulia Mensitieri décortique l’univers d’exception et « déglamourise » le quotidien de ceux qui font la mode.

Vous êtes tentés par le milieu ? Voilà ce qu’il y a sans doute de plus honnête sur le sujet. Les coulisses du luxe et de la mode, les paillettes en moins.

La mode, productrice de rêve ?

Qui n’a jamais été happé par le luxe, le rêve d’une vie élégante, d’objets qui nous élèvent…? Dans la première partie de son livre, l’auteur installe le contexte : la mode, surtout à Paris, vend un rêve souvent inaccessible aux communs des mortels. Certes, si le luxe existe depuis des siècles, la culture de l’image développée dans les années 80 et 90 (par les magazines, notamment et les podiums) expose un univers d’exception, là, sous nos yeux.

Côté travail, le secteur a de quoi attirer les jeunes créateurs les plus ambitieux : pour percer dans la mode, c’est la créativité qui compte, non l’origine. De quoi faire encore un peu plus fanstamer les aspirants.

Le luxe, les maisons de haute couture, les grands noms façonnent le prestige parisien pour ceux qui y travaillent, ceux qui achètent, ou ceux qui se projettent, tout simplement. L’auteur parle de « captation du désir ». « Travailler dans la mode et le luxe, c’est appartenir à une population internationale qui se considère comme cosmopolite, à une élite qui détient et fabrique des capitaux ». Et qui évolue dans un contexte luxueux.

« Travailler dans la mode et le luxe, c’est appartenir à une population internationale qui se considère comme cosmopolite, à une élite qui détient et fabrique des capitaux »

Pourtant, ce qui frappe l’auteur dès son entrée en matière, c’est l’asymétrie et la démesure qui règnent dans le secteur : il faut des heures de travail, de confection et de retouches, des centaines de travailleurs pour produire une seule image, ou un quart d’heure de défilé. Les vêtements y sont hors de prix, le salaire des professionnels ou des ouvrières très bas, voire absent. Le prestige est-il si précaire ?

Luxe, cadeaux et précarité

Travailler dans la mode, que ce soit en tant que styliste, photographe, assistant, c’est avant tout faire partie d’une élite, d’une catégorie hors normes. Et c’est ce que recherchent les aspirants, stagiaires, stylistes, photographes, etc. Mais la réalité n’est pas forcément en adéquation avec les imaginaires nourris. Qui sait par exemple que beaucoup de prestations sont non rémunérées ? Que les mannequins sont payés en rouges à lèvres ou doivent rembourser leur agence pour les contrats trouvés ? L’auteur qui assiste à plusieurs shootings l’écrit noir sur blanc : les inégalités de salaires sont omniprésentes, l’argent volontiers absent. Sur un même shooting, le photographe peut être payé, l’assistant défrayé, le mannequin bénévole. Pourquoi alors y passer des heures ? Pour être mis en lumière. La réputation, voilà ce qui compte dans le milieu.

Giulia Mensitieri établit la règle : les travaux les plus valorisants sont peu ou pas payés. Les moins valorisants (entendez « plus commerciaux ») bien payés. Les cadeaux sont fréquents, mais la pai**e rare**. Comme le dit l’auteure : « Le travail gratuit est une sorte de norme. Plus un travail est valorisant pour sa carrière, plus il permet d’acquérir du prestige. Moins il sera payé. C’est la démonétisation du travail de Bourdieu ».

« Le travail gratuit est une sorte de norme. Plus un travail est valorisant pour sa carrière, plus il permet d’acquérir du prestige. Moins il sera payé. C’est la démonétisation du travail de Bourdieu. »

Dans ce contexte, l’asymétrie se renforce : les stylistes peuvent avoir le bon look, la bonne place, la paire de chaussures qui leur ouvriront les bonnes portes… Mais auront bien souvent du mal à louer un logement ou à manger à leur faim. Le luxe c’est ce qu’on montre, la précarité ce qu’on cache.

La “chance d’être là”, un argument à double sens

Autre caractéristique pointée par l’analyse de Giulia Mensitieri : la valeur du travail y est souvent amoindrie. Histoire de ne pas dépenser des sommes folles et de garder le contrôle sur la production, la hiérarchie, très présente dans le milieu, use d’un argument pesant sur ses créatifs et les petites mains : la chance qu’ils ont d’être là (sous-entendu, il y a des milliers d’autres aspirants qui voudraient leur place). Il est donc tout à fait accepté, voire fortement encouragé, d’être là tôt et très tard, de ne rechigner sur aucune tâche, de ne pas se plaindre, et de ne rien faire passer avant la mode. Dans le luxe, vous touchez à l’exceptionnel, tout besoin de temps pour soi (ou sa vie privée) peut être sanctionné. Car il s’agit d’un privilège, à ne pas oublier.

À la satisfaction sociale, à l’excitation de faire partie de l’exception, se mêlent donc souvent la perte de confiance en soi et l’épuisement dans lesquels les victimes sont parfaitement consentantes.

L’ambition à l’échelle des travailleurs

Pourquoi accepter des conditions de travail difficiles, tant d’inégalités, une dévotion totale ? Pour la projection dans un avenir de rêve. À ce titre, les stagiaires et les assistants le proposent souvent eux-mêmes (l’auteur en est témoin) quand il s’agit d’une grande maison « Je viendrais travailler ici, même bénévolement » et ce, bien qu’ils fassent souvent face à des injustices, ou des abus fréquents de la part du créateur. La chance d’être là l’emporte sur tous les autres arguments. (Rappelez-vous Le Diable s’habille en Prada !)

Et les humiliations, le manque de salaire ne sont pas les seuls revers de ce rêve à portée de main. Pour s’installer, il faut aussi composer avec la « tyrannie du cool ». Soit : être efficace, peu cher, rompu aux exigences permanentes de la hiérarchie et talentueux, bien sûr. Tout en restant cool. Car une personne cool sera rappelée sur les shootings, les défilés. Le capital sympathie crée la différence. Là encore, il en va de la réputation.

Travailler dans la mode, le résumé

Après plusieurs années d’études et d’entretiens de travailleurs dans le luxe et la mode, Giulia Mensitieri termine son opus par une vision un peu plus cadrée du secteur de la mode en tant que professionnel-le. Voici ce qu’elle a pu observer :

On y entre : pour se défaire de la norme, pour refuser d’être comme tout le monde et faire partie d’une élite, d’une communauté… Bref, avoir aussi sa part de rêve (et une part dans sa fabrication.

On s’y fait : en se construisant un personnage, une attitude (cool), en étant dans la représentation malgré son statut précaire, en acceptant la domination constante, en se projetant dans un désir d’exception.

On tient : par passion avant tout, par l’adrénaline (mais on peut également ne pas tenir, compte tenu de l’hygiène de vie difficile, voire des abus) ou parce que la mode est une drogue dure dont on n’imagine pas se défaire un jour.

On s’en sort : au final, en acceptant de rayer une part du rêve, en incluant plus de réalité (de projets commerciaux) pour pouvoir vivre, enfin.

Elle conclut son livre par une phrase qui résume tout cet univers impitoyable : « La dureté de notre métier est compensée par la beauté de ce que l’on crée* ». Tout est dit.

« La dureté de notre métier est compensée par la beauté de ce que l’on crée » Narcisco Rodriguez

Le portrait d’une nouvelle forme de travail ?

Et si le prétexte du sujet brossé ici, le monde du travail dans la mode, était l’occasion de dessiner les contours d’une transformation plus large du travail dans le capitalisme actuel? Travailleurs de l’économie sociale et solidaire, chercheurs, professionnels de la culture, architectes… À bien y réfléchir, tous sont des acteurs d’une nouvelle façon de vivre le travail, qui efface peu à peu les frontières entre production et consommation, entre temps de travail et temps de vie.

Tous aussi refusent la société salariale, trop normée, telle qu’elle était construite jusqu’ici, et se révèlent prêts à accepter la précarité d’une fonction, la hiérarchie, pour pouvoir exprimer leur subjectivité et donner un sens à leur vie. Comme l’écrit l’auteur dans sa conclusion, le travail aujourd’hui doit combler, non pas dans le sens de donner seulement du plaisir, mais également dans le sens de remplir l’espace de vie : travail, passion et vie. Au prix, souvent, d’une certaine précarité.

*Narcisco Rodriguez, dans Le jour d’avant de Loïc Prigent

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