Audrey Leprince, femme et fondatrice du studio de jeux vidéos The Game Bakers

15 mars 2019

7min

Audrey Leprince, femme et fondatrice du studio de jeux vidéos The Game Bakers
auteur.e
Aglaé Dancette

Fondateur, auteur, rédacteur @Word Shaper

Créer des jeux vidéo, ça peut en faire rêver plus d’un. Audrey Leprince a été à la fois game designer, chef de projet et productrice dans des studios de développement comme Ubisoft ou Quantic Dream, avant de monter sa propre structure. The Game Bakers, son projet, est un studio français formé par une petite équipe de passionnés et qui a notamment sorti le jeu Furi. Audrey Leprince aide et encourage aussi les jeunes femmes qui souhaitent se faire une place dans ce milieu grâce à l’association Women in Games France qu’elle a créée il y a deux ans.

Quel a été votre parcours universitaire ?

J’ai fait une école de commerce, l’ESCP Europe. J’ai suivi cet enseignement parce que je voulais travailler dans les métiers de l’entertainment, dans le livre, le jeu vidéo, le cinéma, mais je ne savais pas encore exactement quelle voie prendre donc j’ai choisi l’école qui me permettait de garder le plus de portes ouvertes.

Quelles ont été vos premières expériences professionnelles ?

Dès que j’ai pu, j’ai cherché des opportunités dans le monde de l’entertainment. À l’époque, au début des années 1990, il n’y avait pas d’offres dans le milieu du jeu vidéo en tant que tel. J’avais cherché des annonces dans le jeu en général et la narration, donc j’ai eu une première expérience à la Française des Jeux puis chez Gallimard, et à la Metro Goldwyn Mayer (Société de production et de distribution pour le cinéma et la télévision, ndlr) à Londres. Au départ, dans ces grandes boîtes du divertissement, je faisais du marketing, de la com’.

C’est chez Gallimard que j’ai rencontré la première équipe multimédia de développeurs de jeux. Je travaillais sur le CD-rom du Petit Prince, on avait intégré un petit jeu dans lequel il fallait apprivoiser le renard. C’est comme ça que je me suis fait des contacts qui m’ont aidée à entrer chez Quantic Dream, un gros studio de jeux vidéo français.

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Est-ce que plus jeune vous aviez des hobbies, des passions qui vous prédestinaient à ce type de métier ?

Quand j’étais jeune, ma famille n’avait pas d’ordinateur, pas de console et en plus je vivais à la campagne. Mon loisir, c’était le jeu de rôles, les jeux grandeur-nature, les jeux sur table. J’en écrivais, j’en organisais et donc j’ai appris comme ça à écrire des histoires qui ne soient pas linéaires, comme on retrouve dans le jeu vidéo aujourd’hui. C’est aussi grâce à ça que j’ai obtenu mon premier job chez Quantic Dream, en faisant valoir mon expérience en écriture de scénarios pour jeux de rôles.

Quand j’étais jeune, ma famille n’avait pas d’ordinateur, […] mon loisir, c’était le jeu de rôles, les jeux grandeur nature, les jeux sur table.

À ce moment-là, vous devenez game designer. En quoi cela consistait ?

Le game designer était en charge de la conception des règles de jeu, mais aussi de la cohérence des univers et de la narration qui allait avec. On était déjà une belle équipe de 30-40 personnes, on travaillait sur le jeu Omikron pour lequel David Bowie avait fait le soundtrack, c’était génial. En deux ans, j’ai fait un peu de tout, je touchais à plein de choses, j’ai appris beaucoup sur la gestion de projet, tout ce qui était lié à l’écriture, la traduction, puis les sites web.

Comment êtes-vous arrivée chez Ubisoft ?

J’avais une grande passion pour la Chine, et donc j’ai cherché et trouvé un poste de chef de projet chez Ubisoft à Shanghaï, où j’ai passé six ans. Ça a été la vraie expérience en tant que productrice : j’ai d’abord travaillé sur le portage d’un jeu qui était fait au Canada, puis j’ai eu la chance de travailler sur une création originale avec une grosse équipe à constituer. On bossait avec plus de 15 nationalités différentes, on était près de 350 sur le projet, qui était un RTS (Real Time Strategy game) sur console.

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Quels enseignements avez-vous tiré de ces expériences ?

C’était extraordinaire, on avait la chance de travailler avec des équipes rodées, habituées des moteurs et des systèmes de production, des outils, des méthodologies qui sont efficaces. C’était une énorme leçon et puis travailler sur les plus importants jeux du monde, ça permet de se faire un vrai réseau, de pouvoir aller sur tous les shows importants. C’est comme un accélérateur de compétences de pouvoir intégrer une grosse boîte comme celle-là.

Travailler sur les plus importants jeux du monde, ça permet de se faire un vrai réseau, de pouvoir aller sur tous les shows importants.

Qu’est-ce qui vous a donc ensuite poussé à créer votre propre studio The Game Bakers ?

Le revers de la médaille de ce type de grosse boîte, c’est qu’on est tellement nombreux sur les projets qu’au bout d’un moment, on perd un peu le contrôle de ce qu’on fait. On est une petite fourmi parmi les fourmis et c’est ça qui nous a décidé à nous lancer avec mon associé, Emeric Thoa, que j’ai rencontré chez Ubisoft. Nous avions tous les deux envie de reprendre la main sur l’ensemble des projets, de l’idée initiale à la sortie et la promotion du jeu. Nous voulions à nouveau tout faire nous-mêmes, de façon plus artisanale et familiale.

Quelle était votre stratégie au démarrage ?

On a lancé le studio en 2010 et c’était le moment où l’Apple Store se développait très vite. Donc justement, on a commencé par des jeux mobiles, parce que c’était plus facile pour nous, c’était des plus petites productions, des plus petits budgets, des plus petites équipes.

Sur mobile, il y avait beaucoup de mini jeux, c’est-à-dire des petits jeux très simples, intelligents, comme Angry Bird ou Fruit Ninja. C’était des jeux simples et répétitifs et nous; on s’était dit : « ça va évoluer, les gens vont de plus en plus jouer à de “vrais” jeux directement sur leur téléphone. » Notre idée, c’était de réussir à proposer des jeux avec de la profondeur, des histoires, des personnages. On a fait de très bons jeux dans cette optique, on a gagné des prix, on a eu de super notes sur l’App Store etc. Mais je pense que nous étions un peu en avance sur notre temps parce qu’à cette époque les gens cherchaient surtout des sessions de jeu très courtes sur mobile, et puis on est arrivés un peu à contre-courant de la tendance free to play, de jeux gratuits alors que nous proposions des jeux payants à l’ancienne.

On en a fait trois puis ensuite on est repassé sur console et PC en 2016, avec notamment Furi qui est notre plus gros jeu jusqu’à maintenant. Et en ce moment, on travaille sur un nouveau jeu qui doit sortir l’année prochaine, et qui vient d’être annoncé : Haven.

Comment vous êtes-vous financés au départ ?

En France, on a la chance d’avoir un éco-système qui aide les créations de projet dans le jeu vidéo. Notamment, on a le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) qui finance une partie des budgets pour la création de jeux en France, et puis il y a le programme européen Creative Europe qui finance aussi une partie des projets. La moitié du budget de notre premier jeu a été apporté par le CNC par exemple !

En France, on a la chance d’avoir un éco-système qui aide les créations de projet dans le jeu vidéo.

Comment travaillez-vous ?

Aujourd’hui, on est une douzaine de salariés fixes et on monte jusqu’à 25 parfois grâce à l’aide de freelances ou de contrats courts. On travaille tous d’où on veut dans le monde, donc de façon très autonome. On travaille sur un jeu à la fois, ce qui mobilise toute notre énergie comme nous sommes une petite équipe. On veut avant tout rester un studio de passionnés, et pouvoir continuer à faire les jeux qu’on a envie de faire sans trop grossir pour éviter les désavantages de grosses boîtes. C’est dans notre intérêt de rester le plus senior et le plus créatif possibles. Ça suppose aussi que l’on ait à gérer beaucoup de choses à la fois. Moi, je m’occupe de la partie business, marketing, communication, financement, puis d’une petite partie narrative aussi et de la gestion de projets externes, c’est-à-dire que je vais m’occuper des enregistrements, des tests, des talents à contacter, et de la partie management du studio par exemple.

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Pourquoi avoir fondé l’association Women in Games France ?

Quand j’ai commencé dans l’industrie, on était vraiment très peu de femmes mais je me disais que nous étions des pionnières. En en parlant récemment autour de moi, je me suis aperçue que ça n’avait pas tellement changé contrairement à ce que je pensais. Dans tout écosystème où il y a un type de population qui est majoritaire, c’est forcément difficile pour les autres de se faire une place. Donc c’est pour ça que j’ai créé l’association il y a deux ans. Aujourd’hui, il y a encore près de 85% d’hommes dans les studios de développement de jeux, ça n’avance pas encore assez vite à mon goût. Le déclic est aussi venu du fait que durant mon parcours, j’avais moi-même été aidée par des associations mais qui n’étaient pas françaises !

> Il y a encore près de 85% d’hommes dans les studios de développement de jeux, ça n’avance pas encore assez vite à mon goût.

Quelles sont les ambitions de l’association ?

On se concentre sur des actions pratiques et concrètes pour aider les femmes de l’industrie à être visibles et à faire passer le message que ce sont des métiers ouverts aux jeunes femmes. Pour accroître cette visibilité, on a rassemblé 80 expertes du jeu vidéo qui sont prêtes à intervenir lors de tables rondes, ou de plateaux télé. On a aussi mis en place un programme de formation à la prise de parole, pour lever les freins comme le syndrome de l’imposteur que certaines femmes peuvent ressentir.
On a une communauté Discord (application de messagerie de groupe, ndlr) sur laquelle on invite des expertes à répondre à des sessions de Questions & Réponses sur leur métier ouvertes au grand public, on participe à des salons, on a des partenariats avec des média pour mettre en avant des personnalités féminines du monde du jeu vidéo… On s’organise aussi comme un réseau d’entraide, avec du mentoring, des ateliers CV, ou de préparation aux entretiens.
Puis, on va également à la rencontre des acteurs de l’industrie du jeu vidéo français pour comprendre quels sont leurs besoins, les problèmes de mixité qu’ils peuvent rencontrer. On essaie de faire bouger les choses avec eux. On est 1200 membres aujourd’hui, l’adhésion est gratuite ainsi que toutes les actions que l’on propose. N’importe qui travaillant dans le milieu du jeu vidéo au sens large peut nous rejoindre, homme ou femme.

On est 1200 membres aujourd’hui (…) N’importe qui travaillant dans le milieu du jeu vidéo au sens large peut nous rejoindre, homme ou femme.

Quels sont vos conseils pour quelqu’un qui voudrait se lancer dans ce milieu ?

Aujourd’hui, l’avantage est que les formations sont nombreuses et on trouve beaucoup d’informations sur Internet à propos des différents métiers donc c’est bien de se renseigner. J’encourage fortement à se rapprocher de réseaux d’entraide pour trouver des mentors. Il faut bien comprendre que c’est une industrie de passionnés, très concurrentielle donc il vaut mieux savoir exactement ce qu’on veut au préalable car la compétition est rude. Le vrai conseil finalement à ceux qui veulent créer des jeux vidéo, c’est de le faire ! Car tous les moyens sont à disposition aujourd’hui. Il y a moteurs de jeux simplifiés qui permettent de créer des petites choses et se constituer un portfolio, ça aide énormément ensuite à faire sortir sa candidature du lot.

> Le vrai conseil finalement à ceux qui veulent créer des jeux vidéo, c’est de le faire !

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