Une entreprise qui grossit est-elle condamnée à devenir boring ?

23 abr 2024

6 min

Une entreprise qui grossit est-elle condamnée à devenir boring ?
autor
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

colaborador

C’est un défi pour toutes les licornes qui traversent une phase d’hypercroissance : se structurer, sans pour autant diluer leur culture ou leur capacité à innover. Alors, comment une entreprise peut-elle grandir sans pesanteur ? Enquête.

« Quand je suis arrivée dans ma boîte actuelle, j’ai eu l’impression de vivre un âge d’or. Mes missions étaient extrêmement variées et mes possibilités créatives infinies car j’avais une forte marge de manœuvre, à la fois en termes de budget mais aussi avec mon manager qui me suivait les yeux fermés dans toutes mes explorations », nous confie Sophie (1), responsable de la communication dans une entreprise de la tech. Deux ans et demi plus tard, la trentenaire est toujours en poste mais s’interroge régulièrement sur son futur au sein de l’organisation. La raison de ses tourments ? Après plusieurs levées de fonds, son employeur a recruté massivement, « mais c’est comme si nous n’avions pas grandi de façon naturelle. Bien sûr, j’ai conscience que les évolutions culturelles sont aussi le reflet d’une pression de la part des investisseurs, mais qui sont invisibles pour nous les opérationnels, ce qui crée une perte de sens », explique-t-elle.

« Je me sens comme écrasée par la structure »

L’impact de cette hypercroissance sur son travail quotidien ? Une multiplication des réunions inutiles, moins d’autonomie dans la prise de décision, des process alourdis, un CEO logiquement moins accessible, l’apparition d’une forme d’anonymat et une restructuration imposée à marche forcée… « Alors qu’il y a de plus en plus de salariés, ma charge de travail a paradoxalement augmenté, tandis que mon espace dédié à la créativité s’est amenuisé. J’ai comme le sentiment d’être écrasée par la structure », regrette-t-elle. Certes, il y a eu une tentative louable des RH de définir les valeurs de l’entreprise pour contrecarrer la dilution de la culture, mais Sophie n’est pas certaine que cela ait suffi à préserver l’agilité qu’elle appréciait tant jusque-là.

Ayant travaillé au préalable dans une grosse entreprise du CAC 40, elle en devine désormais les mauvais traits chez son employeur, avec notamment la création de silos entre les équipes qui semblent toutes avoir développé leur propre « métalangage ». « De ce fait, il devient difficile de communiquer et maintenir une forme de cohérence entre les départements », analyse-t-elle. Bien qu’elle soit encore attachée à sa boîte, Sophie nous dépeint une réalité quelque peu cynique dans laquelle l’entreprise en croissance serait effectivement condamnée à devenir un paquebot ronronnant.

« À 2500 collaborateurs, on avance aussi 50 fois plus vite »

Edouard (2), Head of sales dans une startup, a lui aussi vécu l’envolée de l’une des plus incontournables licornes de l’Hexagone. Arrivé comme commercial terrain parmi la première salve de salariés, il en est reparti 5 années plus tard comme manager de managers, alors que la boîte comptait plus de 2500 employés. Comme Sophie, il a pu constater de grands changements. « Au départ, il n’y avait pas de management. Nous fonctionnions sur la méthode des OKR. Nous devions nous débrouiller pour atteindre nos objectifs. Par exemple, je rédigeais mes propres contrats commerciaux. Il y avait un vrai esprit entrepreneurial chez les salariés. Quant à la culture, nous étions comme une bande de copains soudée autour d’un fondateur très inspirant », se souvient-il.

À l’image de Sophie, l’entreprise grandissant, il a pu constater l’apparition d’une forme d’inertie, plus particulièrement dans la prise de décision. Une évolution insidieuse face à laquelle il est cependant resté philosophe : « Toute prise de décision a des conséquences plus importantes à mesure que l’on est plus nombreux. Il y a des questions d’arbitrage à opérer entre les services, et nous n’avons pas tous les mêmes priorités », résume-t-il. De manière logique, les process ont également évolué, mais sans trop de dégâts pour notre interlocuteur. « Bien sûr, certains reportings et process très normés m’ont parfois paru en décalage avec la réalité, mais la boîte a toujours été structurée pour la croissance donc on ne tombait pas des nues. Nous devions dès le départ faire preuve de rigueur et documenter tout ce que nous faisions pour que cela soit viable avec l’arrivée des nouveaux effectifs », explique-t-il.

De plus, en tant que membre de l’équipe business, Edouard a également su apprécier le passage à l’échelle puisque le chiffre d’affaires de l’entreprise a été décuplé. « On ne s’en rend pas compte, mais à 2500 salariés, on avance 50 fois plus vite », affirme-t-il. Et puis, à l’inverse de Sophie qui a constaté une hausse de sa charge de travail, notre interlocuteur a ressenti des bienfaits en termes d’équilibre vie pro-perso.

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Grandir sans se pervertir, mission impossible ?

Si les témoignages de Sophie et Edouard présentent des similitudes, ils nous démontrent aussi que l’expérience d’un collaborateur est fonction d’une multitude de critères, qu’il s’agisse de sa typologie de métier, du secteur d’activité dans lequel il évolue et bien sûr de son appétence personnelle au changement (même si nous souffrons tous du biais du « c’était mieux avant »).

Pour Cyril de Sousa Cardoso, auteur et conférencier expert en management, il faut effectivement bien se garder d’apporter une réponse binaire à la problématique que nous soulevons aujourd’hui. « Il est important de se questionner sur cette dichotomie que nous opérons entre la petite structure qui serait nécessairement cool, et la grand structure qui serait ch(xxx) », lance-t-il. Car au milieu, il y a une constante : toute organisation qui veut gagner en efficience doit s’organiser pour grandir, et donc structurer ses process pour piloter l’activité et ne pas reposer sur une forme d’intuition. Et d’ajouter : « Si on grandit coup par coup, il devient difficile de déployer une vision stratégique. C’est d’ailleurs vrai pour les grandes structures déjà établies ».

Un point de vue partagé par Olivier Bouteille, People and Culture Manager chez Ikea. Selon lui, il ne faut pas se méprendre : « Dans toute entreprise, quelle que soit sa taille, il y a une dimension politique dans la constitution de l’image de marque à l’externe et de la marque employeur », affirme-t-il. Il ajoute : « Dans tous les cas, il n’existe aucune recette miracle. Ce qui compte, c’est que chaque entreprise puisse justifier ses propres choix. Chaque entreprise travaille selon sa stratégie, avec la latitude associée. »

Pour autant, nous vous proposons ici quelques sources d’inspiration en explorant les constantes des entreprises agiles.

7 conseils pour survivre à l’hypercroissance

1. Préférer les interactions humaines aux outils

Si deux collaborateurs doivent remplir un tableur avant de se parler, il y a ici un dysfonctionnement. Rien ne vaut une interaction directe et rapide !

2. Simplifier au maximum les process

Pour ne pas créer d’infobésité dans l’entreprise et fluidifier la communication, la quête de simplification des process doit être maximale. « Dès qu’on implante de nouveaux outils, il ne faut pas hésiter à en supprimer d’autres devenus obsolètes pour ne pas créer une culture d’entreprise laborieuse, et donc une augmentation de la charge de travail », recommande Cyril de Sousa Cardoso.

3. Co-construire

Toute entreprise en hypercroissance finit par recruter des individus de l’extérieur, ce qui peut provoquer un choc des cultures. « On a souvent des gens recrutés de l’extérieur qui, pour justifier leur job, vont tout réorganiser. Mais certains se regardent eux-mêmes avant d’observer finement la réalité du quotidien des collaborateurs », alerte Cyril de Sousa Cardoso. Pour avoir vécu cette situation, Sophie recommande aux dirigeants de prendre le temps de co-construire la réorganisation avec les opérationnels. « Il ne faut pas nier l’impact que tout cela peut avoir à long terme sur la santé mentale des collaborateurs. Pour faire remonter le travail des opérationnels, il est important que les managers soient parfaitement formés pour prendre la parole auprès des plus hautes strates de l’entreprise », souligne-t-elle.

4. Redistribuer la responsabilité

C’est un fait implacable : plus une entreprise grandit, moins son fondateur pourra répondre directement aux problématiques des salariés. « Il sera alors obligé de déléguer à la personne la plus compétente pour résoudre le problème », soutient Olivier Bouteille. Pourtant – et cela peut sembler paradoxal – des vides de responsabilités peuvent se créer en phase d’hypercroissance. « Les études sociologiques montrent que plus il y a de monde dans un métro lors d’une agression, moins les gens réagissent. C’est pareil pour l’organisation en hypercroissance. Elle doit donc veiller à parfaitement distribuer les rôles et l’ownership », conseille Cyril de Sousa Cardoso.

5. Collaborer avec le client plutôt que de se centrer sur le contrat

Au démarrage, les startups sont très centrées sur les besoins des clients sous peine de ne pas avoir de raison d’être. Avec le temps, cet état esprit peut s’essouffler. « On voit certaines entreprises qui veulent contraindre leurs clients à rentrer dans le moule d’un contrat, qu’il s’agisse de B2B ou B2C, mais il ne faut jamais oublier cette nécessité d’interagir en permanence avec le client », recommande Cyril de Sousa Cardoso.

6. Garder sa capacité d’innovation

S’adapter aux besoins, capter l’ère du temps, repérer les signaux faibles d’un marché… Voilà le point fort des entreprises en croissance. « Le problème quand on grandit, c’est que l’on peut perdre cette faculté à capter ces signaux, parce que l’on suit un plan », alerte Cyril de Sousa Cardoso. Cultiver cet état d’esprit au-delà des débuts n’est donc pas aisé. Ce sera bien entendu plus facile si l’innovation demeure au cœur des valeurs de l’entreprise. Chez Ikea par exemple, Olivier Bouteille nous confie que l’esprit d’initiative des collaborateurs est absolument central dans la politique RH. « Nous partons du principe qu’il faut encourager l’innovation chez tous nos collaborateurs, indépendamment de leur statut : CDI, CDD, alternant, stagiaire…. Cela implique de supporter le droit à l’erreur et d’être au clair sur la responsabilité de chacun », illustre-t-il.

7. Rester centré sur le « WHY »

Pour conclure, n’oublions pas que les changements de cap opérés par une entreprise doivent toujours avoir du sens pour les collaborateurs. « C’est ce que j’ai beaucoup apprécié dans ma précédente entreprise. Même quand nous étions 2500, le dirigeant continuait à prendre la parole chaque mois et à répondre à nos questions. Si je ne suis pas resté, c’est parce que l’entreprise ne me proposait pas un career path très clair, notamment du fait que j’étais éloigné du siège. Maintenant qu’elle est mieux structurée, je pourrais m’y projeter à nouveau, car le “pourquoi” demeure toujours très clair dans ma tête », nous confie Edouard, salarié boomerang en puissance.

La capacité d’une entreprise à survivre à son hypercroissance se joue donc aussi (et peut-être avant tout ?) dans ses rituels et sa capacité à donner du sens dans l’histoire personnelle et collective de chacun.


(1) (2) Les prénoms des témoins ont été modifiés.

Article écrit par Paulina Jonquères d’Oriola, édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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