Le fichage des salariés en France : que dit la loi ?

18 dic 2018

6 min

Le fichage des salariés en France : que dit la loi ?

Le fichage des salariés, ce sont quatre polémiques médiatisées depuis la rentrée, rien qu’en France. Assez pour comprendre que cette pratique n’a rien d’anecdotique, mais qu’au contraire, elle est plus répandue que nous ne l’avions imaginé. “Boulet”, “grognon” ou encore “vicieux” sont quelques uns des termes peu flatteurs qui furent inscrits en face du nom de certains collaborateurs du Syndicat Force Ouvrière (septembre 2018), de l’entreprise Roquette (octobre 2018) et de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (septembre 2018) de l’Ain. Au Paris-Saint-Germain, ce sont des accusations de fichage ethnique qui furent mises en lumière lors d’une enquête interne. Pour nous éclairer sur le sujet, nous avons rencontré Maître Millet-Taunay, avocat spécialiste en droit social.

Qu’est-ce que le fichage de salariés ?

« La première chose à savoir, c’est que le terme fichage, n’est pas un terme juridique, c’est un terme qui est utilisé surtout par la presse et les médias en général. Ensuite, le fait de lister et de traiter des données dans une entreprise, c’est fréquent, voire permanent étant donné que certaines informations sont nécessaires pour la majorité des process RH, notamment la paye. » Conserver un fichier regroupant des informations sur ses salariés ne constitue donc pas, en soi, une mesure illégale, tant que ce traitement est fait dans le respect des règles applicables. L’adresse physique, les coordonnées bancaires, le numéro de sécurité sociale sont autant de données qu’il est légal de stocker dans une entreprise, dans le respect du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD).

Le fichage des salariés, correspond au fait d’utiliser les informations personnelles d’un individu dans un cadre professionnel non précisé. « En droit, il existe une notion de finalité proportionnée et donc de légitimité du traitement, c’est à dire qu’une entreprise est sensée pouvoir justifier de son intérêt légitime à traiter et à conserver certaines données personnelles des salariés. » Des informations ethniques ou insultantes sur des salariés ne peuvent en aucun cas rentrer dans ce cadre légal. Et bien que l’évaluation des collaborateurs soit permise par la loi, les résultats ne doivent pas porter de jugements à caractère personnel et encore moins subjectifs. En outre, tout traitement de données personnelles dans une entreprise doit être préalablement porté à la connaissance des salariés concernés, et des instances représentatives du personnel le cas échéant, sans quoi il est illégal.

Est-ce que c’est legal ?

Les lois et réglementations sont très variées en fonction des pays et de leur relation avec la confidentialité des données. « En France, un salarié qui prendrait connaissance d’une telle pratique pourrait saisir une juridiction prud’homale et demander des dommages et intérêts à son employeur pour atteinte à sa vie privée. L’entreprise risquerait également des sanctions pénales en cas de conservation de données non conformes. » Dans le cadre de l’affaire Force Ouvrière par exemple, le secrétaire général n’a eu d’autre choix que de démissionner suite au dévoilement d’une liste de 126 personnes classées dans des catégories peu élogieuses.

« En France, un salarié qui prendrait connaissance d’une telle pratique pourrait saisir une juridiction prud’homale et demander des dommages et intérêts à son employeur pour atteinte à sa vie privée. » - Maître Millet-Taunay, avocat spécialiste en droit social.

Lorsqu’un cas de fichage des salariés est prouvé, outre les sanctions pénales encourues, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a le pouvoir de sanctionner l’entreprise par le biais de sanctions administratives, allant d’un avertissement public à de lourdes amendes. Et la mise en place du RGPD a eu pour conséquence de renforcer encore plus leurs contrôles. Aujourd’hui, ce sont majoritairement des grandes entreprises qui sont ciblées, afin de passer des messages forts aux entreprises plus modestes mais où ce genre de pratiques sont les plus nombreuses.

D’après la loi “informatique et liberté”, un commentaire déplacé au sujet d’un salarié, retrouvé dans un mail privé entre deux managers, sera considéré comme faisant partie du cadre professionnel. Ils pourront alors encourir des sanctions disciplinaires. Un salarié peut demander à tout moment à voir une copie des informations que l’entreprise possède sur lui, notamment auprès du référent assigné à la protection des données au sein de l’entreprise

Comment déterminer la limite entre une donnée légale et une donnée illégale ?

« Selon l’article L1222-2 du code du travail, les informations demandées, sous quelque forme que ce soit, à un salarié ne peuvent avoir comme finalité que d’apprécier ses aptitudes professionnelles. Ces informations doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l’évaluation de ses aptitudes. » Pour prendre un exemple simple, une entreprise peut demander à un salarié une photocopie de son permis de conduire parce qu’il aura à conduire un véhicule appartenant à la société durant ses missions.

« Les informations demandées, sous quelque forme que ce soit, à un salarié ne peuvent avoir comme finalité que d’apprécier ses aptitudes professionnelles. Ces informations doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l’évaluation de ses aptitudes. » - Maître Millet-Taunay

C’est généralement lorsque des commentaires subjectifs et non professionnels sont ajoutés à ces informations que la limite est franchie. Si l’on reprend l’exemple du véhicule d’entreprise, un manager pourrait demander au salarié s’il a l’habitude de conduire un véhicule utilitaire, et prendre en compte la réponse sans risquer d’être taxé de discrimination. En revanche, il n’aurait pas le droit d’inscrire une note qualifiant la qualité de conduite de l’employé, ce qui rendrait l’information subjective. Il pourrait encore moins utiliser des termes comme “dangereux” ou “incapable”, qui devient un jugement moral et de ce fait, illégal.

La meilleure façon pour une entreprise d’éviter les dérapages consiste à préparer des grilles d’évaluation et de n’y intégrer que des termes objectifs et de nature professionnelle. Les commentaires pourront ainsi toujours être ajoutés pour compléter les informations, mais le risque d’utiliser un terme non-approprié diminuera.

Quel est l’intérêt pour l’entreprise d’une telle pratique ?

Une entreprise pourrait être tentée de “ficher” ses salariés afin de qualifier les particularités de leurs salariés pour faciliter le management et les prises de décision ou anticiper d’éventuelles tensions par exemple. Mais la plupart du temps, ces initiatives sont moins louables et servent d’appui à des actes discriminants.

Prenons le cas du CPAM. 35 agents du service étaient classés en fonction de leur rapport avec leur hiérarchie : “passif”, “révolté” ou encore “opposant”. Chacun de ces adjectifs était accompagné d’une note sur la meilleure façon de gérer chaque catégorie comme par exemple, “soumettre les révoltés” ou “isoler les opposants”. Si les victimes de ce fichage ont déclaré avoir été victime d’une « violence psychologique terrible » en découvrant la liste, cette dernière ne représentait aux yeux des managers qu’un outil pour mieux organiser ou gérer leurs équipes.

Dans le cadre du Paris-Saint-Germain, le club de foot a indiqué, suite à son enquête interne, que des données ethniques sur les joueurs avaient été listées entre 2013 et 2017 mais qu’aucune d’entre elles n’était remontée à la direction ni n’avait été utilisée à des fins discriminatoires, même si la Ligue des Droits de l’Homme a décidé de porter plainte contre X. Dans certains univers particuliers, comme celui du sport, la limite entre les données qui relèvent du fichage ou non est très fine. En effet, dans un monde où un individu est évalué au travers, entre autres, ses prouesses physiques, certaines informations retenues peuvent envoyer le mauvais message à la relecture.

À partir de quel moment une entreprise est-elle responsable ?

Dans la majeure partie des cas, le fichage dépend d’une initiative personnelle d’un salarié et n’est pas mis en place directement par l’employeur ou son représentant. « La responsabilité de l’entreprise ne pourra être engagée qu’à partir du moment où l’employeur est au courant de telles pratiques. S’il ne le sait pas, et qu’il a mis en œuvre tous les moyens préalables pour éviter ce type de pratique (formation, prévention…) sa responsabilité ne sera pas engagée. En revanche, s’il a vent d’une telle pratique, il a pour obligation de réaliser une enquête interne, d’établir les faits et enfin de remplir son obligation de sécurité envers les autres salariés en détruisant la liste et en sanctionnant le salarié responsable le cas échéant. » L’individu - ou le service - responsable du fichage encourt alors une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement pour faute grave ainsi que des sanctions pénales.

« Si l’employeur a vent d’une telle pratique, il a pour obligation de réaliser une enquête interne, d’établir les faits et enfin de remplir son obligation de sécurité envers les autres salariés en détruisant la liste et en sanctionnant le salarié responsable le cas échéant. » - Maître Millet-Taunay

Considéré par l’opinion publique comme une sorte de harcèlement, le fichage des salariés est sévèrement puni en France, ce qui est loin d’être le cas partout. « Dans les pays anglo-saxons, notamment aux Etats-Unis, dans un objectif déterminé de lutter contre la discrimination par exemple, il est fréquent que les entreprises choisissent de réaliser des statistiques sur les orientations sexuelles ou les origines ethniques de leurs salariés. Aux USA, beaucoup de formulaires demandant des informations qui n’ont rien de professionnelles et qui sont diffusées en interne sans complexe. Alors bien-sûr, les informations sont données sur la base du volontariat, mais cela ne suffirait pas à les rendre légitimes au regard du droit français » , nous confie Maître Millet-Taunay .

« Aux USA, beaucoup de formulaires demandant des informations qui n’ont rien de professionnelles sont diffusés en interne sans complexe. Alors bien-sur, les informations sont données sur la base du volontariat, mais cela ne suffirait pas à les rendre légitimes au regard du droit français » - Maître Millet-Taunay

Rien à cacher donc, de l’autre côté de l’Atlantique, où les entreprises choisissent la transparence comme fer de lance contre la discrimination. En France, c’est une logique complètement inverse : la notion de protection de la vie privée est au dessus de tout alors si vous avez vent d’une telle pratique au sein de votre entreprise, la meilleure chose à faire serait d’en parler autour de vous et d’entamer des actions auprès de votre direction, pour y mettre fin.

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