Japon : les salariés se tuent (littéralement) au travail pour réussir

31 oct. 2018

8min

Japon : les salariés se tuent (littéralement) au travail pour réussir
auteur.e
Anouk Renouvel

Freelance @ Communication numérique

« On l’a retrouvée, chez elle, accrochée à son téléphone » confie la mère de Miwa Sado aux journalistes d’Arte lors d’un reportage réalisé en 2017. La jeune journaliste japonaise de 31 ans est décédée d’une crise cardiaque en 2013, après avoir enchaîné plusieurs mois de travail en multipliant les heures supplémentaires, pouvant aller jusqu’à 159, voire 201 par mois ! En 2017, NHK, l’entreprise de Miwa Sado avoue tout : elle est décédée de karoshi 過労死, soit, littéralement, de dépassement au travail. Crises cardiaques, AVC, suicides : au cours de l’année 2017 seulement, 191 Japonais sont décédés de karoshi. Si les préjugés sur la société japonaise sont répandus, il s’agit cette fois-ci d’un véritable phénomène, qui inquiète de plus en plus, au Japon comme à l’international. Mais comment peut-on en arriver là ? Pourquoi la société japonaise glorifie-t-elle le travail à ce point ? La situation est-elle vraiment si catastrophique au Japon ? Nous avons tenté de faire le point.

Le travail, comme accomplissement personnel et sacrifice pour le collectif

Il faut remonter au Ve et VIe siècle et à l’adoption des doctrines shintoïstes et bouddhistes par la société japonaise, pour comprendre l’importance de la valeur du travail dans la société japonaise contemporaine. Ainsi ont été placés les fondements de la société nippone : le collectif prime sur l’individu, l’attention aux détails est essentielle… À cela s’ajoute le confucianisme, qui arrive de Chine à peu près à la même époque. Ce nouveau courant enrichit la culture japonaise de deux valeurs : l’humanité et le respect de la hiérarchie, notamment des plus âgés, dont l’importance se ressent encore aujourd’hui… À ces différentes influences, nous devons mentionner le rôle clé de Shosan Suzuki, qui va fortement participer à forger la culture du travail japonaise. Ce samouraï devenu moine bouddhiste, donne une nouvelle dimension à la philosophie zen. L’homme ne peut dorénavant se réaliser qu’en se donnant entièrement à son travail, de la même façon qu’il s’investit lors de la méditation zen. Il explique que c’est seulement de cette manière qu’il pourra alors donner le meilleur de lui-même. Il fait même du travail une mission sacrée, qui nous viendrait directement des dieux - le shintoïsme étant une religion polythéiste, n’est-ce pas.

Le travail devient donc le but ultime de la vie, et non plus un simple moyen de gagner de l’argent. « Chez les Japonais, le travail est devenu une voie spirituelle par laquelle l’homme peut réaliser son salut » explique Etsuo Yoneyama, professeur de japonais et de communication interculturelle à l’EM Lyon. « La qualité du travail démontre la qualité spirituelle de l’homme ». De même, le travail, permettrait aussi d’oublier son égocentrisme, car il met l’homme au service de l’intérêt général. Contrairement à ce que l’on peut voir en Europe à la même époque, avec l’émergence du capitalisme, le travail ne sert pas à démontrer sa réussite personnelle, mais à atteindre rien de moins que la paix intérieure. Notons qu’en 1868, soit le début de l’ère Meiji (l’ouverture du Japon à l’extérieur et à l’industrialisation, pour ceux qui auraient manqué quelques cours d’Histoire), le shintoïsme devient la religion d’État, et il est donc impossible d’y échapper !

« Chez les Japonais, le travail est devenu une voie spirituelle par laquelle l’homme peut réaliser son salut » - Etsuo Yoneyama

Toyotisme, productivité et heures supplémentaires

Procédons à une avance rapide jusqu’à l’après Seconde Guerre Mondiale : le Japon est ravagé par les deux bombes atomiques et se retrouve sous occupation américaine. Mais qu’à cela ne tienne : le pays est reconstruit en un temps record, tout comme son économie ! L’ardeur au travail, la volonté des Japonais et leur fameux système de production en flux-tendus, le Toyotisme, font leurs preuves, et sont érigés comme modèle à suivre. On parle même de « miracle japonais» qui dès les années 1960, devient la seconde puissance économique mondiale.

Si de nombreux facteurs expliquent ce boom de l’économie nipponne (investissement privés élevés, abondance de la main d’oeuvre à laquelle les entreprises garantissent des emplois à vie…), les économistes* notent qu’il serait tout de même difficile d’exporter ce modèle à l’étranger : « Au Japon, les syndicats sont intégrés à l’entreprise à laquelle ils appartiennent, représentant uniquement les travailleurs réguliers et défendant surtout les intérêts de cette entreprise. » Et déjà, on constate les dérives de ce système : Satoshi Kamata, après avoir passé cinq mois avec des ouvriers dans une usine, décrit dans son livre Toyota. L’Usine du Désespoir les cadences infernales et les employés, encouragés à travailler toujours plus au nom de l’esprit d’entreprise.

« Au Japon, les syndicats sont intégrés à l’entreprise à laquelle ils appartiennent, représentant uniquement les travailleurs réguliers et défendant surtout les intérêts de cette entreprise » Henry Houben et Marc Ingham, « Par quel système remplacer le Fordisme ? »

Rester toujours plus tard : un problème contemporain

Nouveau bond en 2018 : la mondialisation, la troisième vague de l’industrialisation, et la crise de 2008 sont passées par là, mais pas la législation sociale du travail. Les grandes entreprises ne sont plus en mesure de garantir des emplois à vie, le Saint-Graal du marché de l’emploi nippon. Les places sont donc chères, et les jeunes salariés élus sont généralement prêts à tout pour les garder. D’autant plus que les promotions sont accordées à l’ancienneté ! Les nouveaux arrivants enchaînent donc les heures supplémentaires, soit parce qu’il y a trop de travail pour une personne - « Parfois, je pars du travail à 23h car j’ai encore beaucoup de choses à faire et que je ne peux pas arriver le lendemain sans que mes tâches soient finies » explique Eri, 25 ans salariée d’une école privée qui propose des cours d’anglais et des cours de programmation informatique aux enfants ; soit par pur présentéisme : « Je reste jusqu’à 22h au bureau, et je traîne sur Yahoo!News parce qu’il est impossible de partir avant mon manager » nous dit Yuki, une employée de bureau.

À cela s’ajoute que les contrats de travail sont souvent très flous, quant à la quantité horaire hebdomadaire souhaitée par semaine (censée ne pas excéder 40 heures, même si les heures supplémentaires sont autorisées) mais aussi quant aux missions qui seront attribuées au nouveau salarié. « Je devais m’occuper de la communication de l’entreprise, _raconte Eri, _mais vu que j’étais la seule salariée à maîtriser l’anglais, j’ai dû me charger en plus de l’organisation des cours, d’écrire et corriger les devoirs des enfants, voire même de donner cours quand le professeur principal était absent. » Elle ajoute « C’était très difficile car je ne me sentais pas à l’aise dans ces nouvelles missions, ce qui m’angoissait tellement que j’ai fini par faire un burn-out ».

« Parfois, je pars du travail à 23h car j’ai encore beaucoup de choses à faire et que je ne peux pas arriver le lendemain sans que mes tâches soient finies » - Eri, salarié au Japon

Un monde professionnel difficile

Ces témoignages sont étonnants, quand on sait que le pays subit un manque de main d’oeuvre inquiétant, l’obligeant même à ouvrir ses frontières. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les travailleurs sont finalement loin d’être en situation de force face aux employeurs. Et aux heures supplémentaires s’ajoutent tout un tas d’injonctions qui peuvent vite transformer une vie professionnelle en cauchemar : afterworks à répétition et presque obligatoires avec ses collègues, pour prouver son abnégation pour le collectif et son sentiment d’appartenance à sa “famille” d’entreprise, interdiction d’être obèse depuis 2006, injonction à rentrer dans le moule, autant au niveau vestimentaire qu’au niveau de son attitude : tailleur pour les femmes, costume-cravate pour les hommes, et pas question de hausser la voix, ni même de critiquer un collègue ou un supérieur hiérarchique… Des injonctions qui peuvent parfois être difficiles à appréhender pour un expatrié : celles-ci sont totalement implicites, et, la plupart du temps, réservées seulement aux Japonais. Ainsi, Antoine, un chercheur qui vit sur place depuis presque huit ans, nous le confirme : « en tant qu’étranger, on bénéficie d’une situation plus souple : par exemple, il est très mal vu pour mes collègues japonais d’avoir la tête rasée mais dans mon cas, ça pose moins de problème ».

« En tant qu’étranger, on bénéficie d’une situation plus souple : par exemple, il est très mal vu pour mes collègues japonais d’avoir la tête rasée mais dans mon cas, ça pose moins de problème » - Antoine, chercheur expatrié au Japon depuis 8 ans

Cette atmosphère anxiogène peut déboucher sur des situations très problématiques, le harcèlement au travail étant favorisé par ce contexte particulier. Sans aller jusqu’au karoshi, de nombreux salariés japonais souffrent au travail. En 2015, le nombre de plaintes de brimades de supérieurs hiérarchiques a explosé : plus 60 000 cas de harcèlement moral ont été recensés par le Ministère de la Santé. Chiffre qui ne dépeint pas forcément l’entière réalité, dans un pays où la culture du silence a une place très importante. Entre le stress, la fatigue et le harcèlement dans le milieu du travail, il est peut-être plus facile de comprendre les hikikomori, ces jeunes qui se coupent du monde en s’enfermant dans leur chambre. Se trouvant incapables de gérer la pression de la société japonaise, ils coupent tout contact avec la réalité, et vivent à travers leur ordinateur et Internet, loin du monde.

Et les Japonaises, alors ?

La pénurie de main d’oeuvre au Japon pourrait laisser croire que les femmes sont les bienvenues dans les entreprises et le Premier Ministre, Shinzo Abe, a même lancé en 2013 son programme Womemomics en grandes pompes, avec un slogan qui annonce la couleur : « Pour une société où les femmes puissent s’épanouir ». L’objectif ?30% des postes décisionnels devront être occupés par des femmes d’ici 2020. Il a aussi promis 500 000 places en crèche supplémentaires, pour favoriser le travail des mères. Un objectif ambitieux quand on sait que la parité n’est pas obligatoire dans les entreprises, ni même en politique, et qu’on attend des jeunes mariées qu’elles démissionnent après leur mariage, tout comme les femmes enceintes.

Ahiko, 35 ans à la tête d’une start-up nous explique « Les femmes sont censées démissionner après leur mariage. Cependant, si elles n’ont pas d’enfant, elles peuvent continuer à travailler. Si elles tombent enceintes, elles doivent rester mères au foyer jusqu’à ce que leur enfant ait 5 ans. Ce n’est pas dans la loi, certes, c’est plutôt une règle implicite. » Notons que dans un système où l’ancienneté est le critère prioritaire pour être promu, si les mères suivent cette règle, elles partent donc avec un vrai handicap, qui nuit directement à leur carrière. Si certaines Japonaises s’y retrouvent, d’autres se battent pour continuer à travailler et en paient parfois le prix fort. Sayaka Osakabe, victime de matahara (soit le harcèlement moral des femmes enceintes pour qu’elles démissionnent), a subi deux fausses couches suite au harcèlement dont elle a été victime par son supérieur. Elle a d’ailleurs créé une association pour soutenir les autres victimes, et défendre le droit des mères en particulier, et des femmes en général, à pouvoir mener de front une vie professionnelle et une vie familiale. À cela s’ajoute, comme partout dans le monde, le risque de harcèlement sexuel : le Japon post-#MeToo n’est pas en reste, avec notamment la démission du vice-Ministre des Finances en avril 2018, après les révélations de plusieurs journalistes.

« Les femmes sont censées démissionner après leur mariage. Cependant, si elles n’ont pas d’enfant, elles peuvent continuer à travailler. Si elles tombent enceintes, elles doivent rester mères au foyer jusqu’à ce que leur enfant ait 5 ans. Ce n’est pas dans la loi, certes, c’est plutôt une règle implicite » - Ahiko, entrepreneur japonais

Un monde qui change…lentement

Mais tout n’est pas noir au pays du Soleil-Levant. S’il semble que les pouvoirs publics et les entreprises pourraient faire plus pour le bien-être des travailleurs, quelques actions ont tout de même été engagées. Les parlementaires semblent privilégier les actions symboliques : le dernier vendredi du mois, les employés sont encouragés à quitter leur lieu de travail à 15h et une loi vient d’être votée, limitant les heures supplémentaires à 100 par mois. Ces mesures font presque figure d’affront quand il a été déclaré que les risques de karoshi étaient décuplés à partir de 80 heures supplémentaires mensuelles, que les entreprises encouragent parfois leurs employés à mentir sur le nombre d’heures supplémentaires pour rester dans la légalité, et que les employés multiplient leurs heures pour compenser leur vendredi après-midi de congé forcé.

Mais au sein de chaque entreprise, des initiatives individuelles commencent à se mettre en place. Antoine nous raconte que sa supérieure a proposé, au sein de son université, un programme d’aide aux femmes enceintes et aux mères avec des enfants en bas âge. Certaines entreprises engagent aussi des actions surprenantes pour pousser leurs employés à rentrer chez eux le soir : extinction automatique des lumières à 22h, coupure d’Internet et/ou de l’électricité… Avec des résultats qui restent parfois mitigés : les employés apportent souvent leur routeur personnel ou une lampe frontale pour pouvoir continuer à travailler. Dernière expérience en date : une entreprise impose le port d’une cape violette aux employés qui ont fait le plus d’heures supplémentaires mensuelles. En somme, la version japonaise du “bonnet d’âne”. Dans un pays où le regard des autres reste très important, peut-être que c’est l’une des clés pour changer la société japonaise. Affaire à suivre.

* Henry Houben et Marc Ingham, « Par quel système remplacer le Fordisme ? », Gérer et Comprendre - Annales des Mines,‎ décembre 1995

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