En fait, ça veut dire quoi « réussir dans la vie » ?

05 avr. 2019

7min

En fait, ça veut dire quoi « réussir dans la vie » ?
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Certains vous répondront « devenir quelqu’un de bien », « fonder un foyer », « s’épanouir » ou « mener la grande vie » ; d’autres « accomplir quelque chose », « laisser une trace » ou « contribuer à la société ». Derrière réussir sa vie, chacun projette une représentation, plus ou moins fantasmée, du bonheur ou du sens de la vie. Les visions diffèrent et pourtant les témoignages semblent se rejoindre sur un point : la vérité de la réussite semble se préciser avec le temps. Regards croisés sur une notion à déconstruire pour mieux la vivre.

La réussite fantasmée

Des cases à cocher

La publicité, le cinéma, les séries TV, les réseaux sociaux nous ont longtemps raconté la même histoire ; celle d’un couple avec une bonne situation, une maison, un peu d’aventure, deux ou trois enfants. Ce modèle frelaté du bonheur est sûrement encore notre première représentation de la réussite et la plus prégnante. Comme le souligne Silvère, professeur d’éducation physique et sportive dans un lycée, il s’agit là « de la réussite imposée par la société, une réussite qui se voit et s’incarne, le plus souvent, dans quelque chose de matériel ou physique comme une bagnole, un poste, un salaire ». Cette conception statutaire de la réussite ressemble à un long cahier des charges : « Un CDI, un mari, des enfants, être propriétaire, partir de temps en temps en vacances et attendre la retraite pour apprécier la vie », énumère Myriam, coach professionnelle et coach de vie. Pour elle, « la réussite est un concept mental, social et culturel influencé par l’époque, le pays et la société dans lesquels on vit ». Notre vision de la réussite est, pour beaucoup d’entre nous, basée sur ces représentations. Aujourd’hui, d’autres modèles de la réussite viennent concurrencer, voire se substituer tout à fait à ce ‘rêve américain” ; la création d’une chambre d’hôte ou d’un gîte rural, l’entreprenariat engagé, le voyage au long cours, la vie en mode slow. Cependant, cette figuration de la “vie bonne” n’est encore qu’une représentation des valeurs investies par la société à un instant t : la sobriété heureuse, la nécessaire décélération, le retour à l’essentiel. Ce changement brusque de paradigme et ce nouveau diktat du bonheur mettent en exergue la vacuité de la notion de réussite. Le concept, vidé de son sens, n’est que le reflet de l’époque, une projection générique plus proche d’une idéologie bien-pensante que d’un véritable système de valeurs.

« La réussite est un concept mental, social et culturel influencé par l’époque, le pays et la société dans lesquels on vit » Myriam, coach professionnelle et coach de vie.

Une notion très manichéenne

Silvère pointe du doigt la dualité contenue dans la notion de réussite : « C’est un concept que je n’aime pas beaucoup, car qui dit réussite dit échec. » En effet, la réussite semble se définir en opposition à l’échec. Et échouer, c’est tabou ; en France tout particulièrement où, au lieu d’être vécu comme un passage vers la réussite, l’échec est considéré comme une défaite. On valorise ce qui marche et ce qui brille en oubliant qu’il faut tomber, se relever, tomber à nouveau pour se muscler et apprendre à marcher. Et gare à celui qui ne coche pas les cases du bonheur sans histoire ou ne sait pas marketer son aventure. Un voyage décousu, un examen raté, des envies un peu moins normées… Il suffit souvent de peu pour être taxé de marginal, de fainéant, de paumé.

« Qui dit réussite, dit échec » Silvère, professeur d’EPS au lycée

La réussite réelle

La quête de soi

Pour autant, chacun des témoignages semble venir confirmer l’idée que la réussite sociale, extérieure, statutaire perd progressivement de sa force au profit d’une réussite plus intime. Charlotte, infirmière en reprise de formation, raconte ce glissement : « Quand j’étais enfant et adolescente, ma conception de la réussite était basée sur des représentations. Puis ma conception a évolué avec la société, avec mes aspirations, avec mes échecs mais aussi avec mes victoires. En atteignant un objectif que j’assimilais à la réussite, je me suis rendu compte que je n’accédais pas nécessairement à l’état d’accomplissement espéré ». Silvère explicite ce changement de paradigme : « En grandissant, on apprend à devenir indépendant par rapport à cette notion de réussite. Ma conception de la réussite, initialement liée à l’appartenance à un groupe social, au bonheur qui se montre et qui se voit, a évolué vers quelque chose de plus intérieur et spirituel, la recherche d’une certaine harmonie. La réussite ne consiste plus à rechercher la perfection, ce que l’on aimerait être, mais à faire la paix avec ce que l’on est. » Pour Charlotte, cet accomplissement passe par « la déconstruction de toutes les représentations, des schémas parentaux et éducatifs transmis » et la reconstruction selon ses propres schémas, son référentiel de valeurs. Myriam raconte le même affranchissement : « Je laissais les autres me définir. Je laissais leurs croyances limitantes diriger ma vie. Jusqu’au jour où j’ai compris que la réussite dépendait de MA définition de la réussite. »

« En grandissant, la réussite ne consiste plus à rechercher la perfection, ce que l’on aimerait être, mais à faire la paix avec ce que l’on est. » Silvère, professeur d’EPS au lycée

Réussite vécue vs réussite perçue

Comment dès lors évaluer cette réussite ? Les « critères » mis en avant dans les témoignages parlent d’eux-mêmes : « Être aligné cœur, corps et esprit, être en joie et en mouvement », explique Sara, ingénieure et slasheuse ; « le plaisir » et « la concentration », avance Myriam ; « cela tient en une question : qu’est-ce qui fait que je me lève le matin et que je kiffe ma vie ? », formule Emmanuelle, ex-communicante reconvertie dans la boulangerie. Ces données sensibles mais si peu perceptibles en disent long sur la vérité de la réussite. On devine ici quelque chose de l’ordre du sentiment, de l’alignement, du ressenti. Charlotte présente la réussite comme un « état » : « Pour moi, le symbole de la réussite, c’est la santé telle qu’elle est définie par l’Organisation mondiale de la santé aujourd’hui, non pas comme une absence de maladie, mais comme un état de bien-être global : social, personnel et psychologique. La réussite se niche là, dans une forme de bien-être et d’équilibre. »

« La réussite se niche là, dans une forme de bien-être et d’équilibre » Charlotte, infirmière

Un concept tout relatif

Le temps de l’appropriation

Le concept de réussite suppose d’être vécu, éprouvé, digéré et parfois même de se cogner la tête à quelques certitudes pour être compris. Emmanuelle revient sur son parcours : « Après cinq ans d’études et trois ans dans la communication, j’ai expérimenté un profond mal-être ; un manque de sens dans mon quotidien, le sentiment d’être dépossédée de moi-même, un besoin de concret. J’avais coché les cases que les autres voulaient pour moi et, tout d’un coup, j’ai trouvé cela affreusement triste. J’ai donc compris qu’il fallait que je poursuive ce que j’avais toujours voulu faire : ma passion pour le pain, la viennoiserie, les gâteaux et mon besoin de faire plaisir aux autres. »

« J’avais coché les cases que les autres voulaient pour moi et, tout d’un coup, j’ai trouvé cela affreusement triste. » Emmanuelle, ex-communicante reconvertie dans la boulangerie

Une projection évolutive

La réussite est tout sauf figée. Elle est d’abord celle que la société profile pour nous. Puis nous l’intériorisons, nous nous l’approprions. Et une fois nôtre, elle glisse encore. Stephan, dentiste expatrié en Guyane, insiste sur le caractère mutant de notre projection : « Notre conception de la réussite évolue au gré de nos interactions avec le monde ; elle est le reflet de ce que nous traversons, entendons, comprenons, analysons. Elle s’affirme, se précise, se fait souvent plus humble avec le temps. Nous recherchons de moins en moins notre satisfaction dans l’exceptionnel et construisons des possibilités toujours infinies, toujours mouvantes mais plus réalistes. » Sara corrobore le propos : « Aujourd’hui, ma conception de la réussite est mienne, je me la suis appropriée et je pense qu’elle sera amenée à évoluer tout au long de ma vie. Je change, mes besoins changent, mes envies changent, j’apprends à me connaître, à savoir réellement qui je suis, ce que j’aime et ce que je n’aime pas, et ça peut évoluer… Je trouve important de réinterroger de temps en temps ma conception de la réussite parce qu’il n’y a pas de vérité absolue, seulement une vérité relative par rapport à qui je suis à un instant t. »

« Aujourd’hui, ma conception de la réussite est mienne, je me la suis appropriée et je pense qu’elle sera amenée à évoluer tout au long de ma vie. » Sara, ingénieure

Réussir, ça s’apprend ?

Les dérives de la société réflexive

Nous évoluons, mais la société aussi nous pousse à changer, à nous questionner, à nous débarrasser de nos schémas de pensée et nos pulsions, à nous accomplir. La nouvelle injonction pour être heureux ? Être maître à bord, discipliner son existence. En atteste le succès du développement personnel, du yoga, de la méditation et des nouveaux gourous de l’introspection. N’est-ce pas là un nouvel excès, un nouveau fantasme ? La réussite à tout prix n’est-elle finalement pas une utopie et un nouveau totalitarisme ?

La réussite à tout prix n’est-elle finalement pas une utopie et un nouveau totalitarisme ?

L’art du grand écart

Dans sa Condition de l’homme moderne (1958), Hannah Arendt identifie deux façons d’être au monde : « la vie contemplative », philosophie de l’instant proche du lâcher-prise plébiscitée par les sages taoïstes, et « la vie active », philosophie de l’action et de l’affirmation du désir représentée par la pensée de Nietzsche. À y regarder de plus près, ces deux orientations ne sont encore que des représentations trop rigides de la vie réussie. Ne faut-il pas faire dialoguer les deux pour rencontrer son point d’équilibre ? Le culte de l’instant présent devient atone sans désir de progresser dans son être, et la survalorisation de la performance et du dépassement de soi s’essouffle dans sa course folle.

Le culte de l’instant présent devient atone sans désir de progresser dans son être, et la survalorisation de la performance et du dépassement de soi s’essouffle dans sa course folle.

Connais-toi toi-même et entoure-toi bien

La réussite ne se déclare pas mais semble se forger dans l’expérience. Dans la connaissance de soi et de l’autre. Emmanuelle invite à oser l’exploration : « Plus on expérimente, mieux on se connaît et plus on est capable de faire les choix susceptibles de nous rendre heureux. Quoi qu’il arrive, on apprend toujours. » Les notions de progrès et d’apprentissage semblent au cœur du sentiment d’accomplissement. Pour Silvère, « l’échec n’existe pas pour celui qui essaie et entreprend ; le seul fait de vouloir aller de l’avant est une réussite en soi ». Cependant, y aller tout seul, c’est aller à rebours des besoins humains définis par Maslow. Avant de pouvoir s’accomplir, il faut satisfaire un besoin préalable : le besoin d’aimer et d’être aimé. Comme le souligne Silvère, « quelqu’un qui n’aurait pas reçu d’amour et de reconnaissance dans son enfance et par la suite aura du mal à se construire ; il devra lutter contre cette carence pour pouvoir se sentir en réussite ». Si la réussite est intérieure, nous avons probablement besoin de la relation et du regard bienveillant de l’autre pour en faire l’expérience.

« Plus on expérimente, mieux on se connaît et plus on est capable de faire les choix susceptibles de nous rendre heureux. » Silvère, professeur d’EPS au lycée

Et si la réussite était finalement un concept obsolète ? Pour Silvère, « il faut peut-être sortir de ce dualisme entre échec et réussite. Quand on se réalise, on ne soucie pas de ces deux notions ; on n’a pas peur de l’échec et on n’est pas non plus dans une volonté excessive de réussir ». S’épanouir ne revient plus à accomplir la vision que d’autres ont voulu pour nous, mais à jouer sa partition, composer sa propre équation, créer les conditions de son équilibre mais surtout oser tomber pour mieux reprendre le fil. Bref, probablement à s’affranchir de cette injonction à réussir et accepter de n’être qu’un équilibriste.

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