Travail au noir, travail au gris : les dessous d’un phénomène de société

18 avr. 2019

9min

Travail au noir, travail au gris : les dessous d’un phénomène de société
auteur.e
Cécile Pichon

Psychologue du travail, coach et consultante RH

Travail au noir, travail au gris, quelles différences ? Qui cela concerne-t-il et pourquoi y a-t-on recours ? Quels risques encourt-on en ne déclarant pas ses employés ou en travaillant au noir ? Enfin, comment agir sur ce phénomène devenu massif ?

Le point sur une pratique en constante augmentation, conséquence d’un monde du travail en profonde mutation auquel notre système peine encore à s’adapter.

Définition

Le travail non déclaré consiste à ne pas déclarer à l’Urssaf l’emploi d’un salarié ou d’un prestataire. Cela implique de ne pas payer les cotisations sociales afférentes à toute activité rémunérée de nature légale. Il existe cependant des subtilités dans la manière dont se pratique cette fraude.

Le travail au noir

Le travail au noir consiste à employer quelqu’un sans le déclarer du tout. La personne employée n’a donc ni contrat de travail ni contrat de prestation. Elle ne bénéficie d’aucune protection sociale et n’est pas protégée en cas d’accident du travail.

Le travail au gris

Le travail au gris diffère du travail au noir en ceci que l’employeur déclare une partie des heures de travail effectuées par son employé. Il y a bien un contrat de travail ou de prestation signé entre les deux parties, mais il ne couvre pas l’intégralité des horaires de travail effectuées. Par exemple, une personne travaille huit heures et on ne la déclare que quatre heures. Cela représente moins de risque que le travail au noir (en cas d’accident ou de contrôle, il est toujours possible de dire ce qu’il s’est passé pendant les heures déclarées) mais le travail au gris coûte tout de même moins cher à l’entreprise que le travail déclaré.

Si le travail au gris peut sembler moins répréhensible que le travail au noir, en réalité, aux yeux de l’Urssaf, cela revient au même : c’est de la fraude sociale.

Une pratique plus courante qu’on ne le croit…

Il est bien sûr difficile d’avancer des chiffres fiables concernant une économie parallèle que l’on tient à garder cachée. Néanmoins, plusieurs estimations permettent de dresser un état des lieux de cette pratique qui semble de plus en plus courante. Selon une enquête menée en 2014 par la Commission européenne, 11 % des Européens ont avoué avoir eu recours au travail au noir au cours de l’année écoulée. De même, si l’on en croit les chiffres issus du rapport 2018 du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) :

  • 30 % du travail non déclaré concerne des dissimulations d’activité (qui consistent, pour un travailleur indépendant, à ne pas déclarer la totalité des travaux et prestations effectués).
  • 70 % du travail non déclaré concerne des dissimulations d’emploi salarié (ce qui revient, pour une entreprise, à ne pas déclarer ses salariés).
  • 2,5 millions de français sont concernés par le travail dissimulé, soit 5 % des plus de 18 ans.
  • Le travail non déclaré représenterait en France entre 2 et 3 % de la masse salariale.
  • Pour l’État, cela représente un manque à gagner de 4,5 à 5,5 milliards d’euros.

… qui se banalise dans certains secteurs

Il n’est pas surprenant de constater que le phénomène est courant dans des secteurs qui demandent de la flexibilité et permettent d’embaucher rapidement en fonction de la demande, comme ceux du BTP et de l’hôtellerie-restauration.

Dans le bâtiment, par exemple, une entreprise sur cinq aurait recours au travail au noir.

Dans la restauration, les extras ne sont la plupart du temps pas déclarés. Benjamin effectue régulièrement des extras dans plusieurs restaurants. D’après lui, il serait impossible de trouver du travail dans ce secteur s’il tenait à être déclaré : « Il est évident que si je demandais à mes employeurs de me déclarer, ils ne me prendraient pas. Ils trouveraient quelqu’un d’autre qui accepterait leurs conditions sans problème. On vient parfois travailler pour quelques heures seulement, s’il fallait tout déclarer, ce serait vraiment trop compliqué et j’y perdrais en salaire. Déjà qu’il n’est pas très élevé… »

Concernant les services à domicile, on constate également une nette augmentation du travail au gris au cours des cinq dernières années. Dans certains cas, le travail au gris est venu remplacer le travail au noir (pour la garde d’enfants, par exemple), dans d’autres cas le travail au gris vient remplacer le travail déclaré (pour l’aide aux devoirs, notamment).

D’autres secteurs comme l’agriculture, le commerce alimentaire de détail, le gardiennage ou le transport sont également souvent touchés par le travail non déclaré.

Les personnes concernées

D’après le COE, les travailleurs les plus touchés par le travail au noir sont :

  • les chômeurs ;
  • les travailleurs non qualifiés ;
  • les travailleurs indépendants, notamment les artisans et les microentrepreneurs ;
  • les salariés en contrat court et les intérimaires ;
  • les employés à domicile (garde d’enfants, aide à la personne, ménage, jardinage…) ;
  • les travailleurs détachés de l’UE.

Un système qui semble inadapté aux besoins d’un monde du travail en pleine mutation

Agilité, mobilité, flexibilité : les nouvelles donnes du monde du travail

Les modalités du travail au gris ont beaucoup évolué ces dernières années, favorisées notamment par de nouveaux statuts comme celui des microentrepreneurs. En effet, certains postes autrefois pourvus en CDD sont aujourd’hui remplacés par de l’achat de prestation auprès de microentrepreneurs. Une plates-forme comme Uber, par exemple, fonctionne beaucoup de cette manière. Or ces contrats permettent de dissimuler facilement quelques heures effectuées sans prendre trop de risque.

L’apparition relativement récente de plates-formes comme YoupiJob ou AlloVoisins, qui mettent en relation des particuliers à la recherche de personnel et des prestataires (jobbing) pouvant les effectuer, est également accusée de favoriser le travail au noir. Il est en effet très tentant de payer la personne qui vient tailler les haies ponctuellement en liquide, sans la déclarer…

De même, l’augmentation du nombre de travailleurs détachés en provenance de pays de l’Union européenne a conduit à une hausse du travail non déclaré.

Un système fiscal qui peine à suivre et apparaît comme pesant et dissuasif

Face à ces nouvelles donnes, le système fiscal semble souvent inadapté, poussant de nombreuses personnes, souvent en situation de précarité, à l’illégalité.
En effet, le travail au noir n’est pas seulement le fait d’employeurs peu scrupuleux ; certains employés préfèrent eux aussi ne pas être déclarés. Certains estiment que le système fiscal n’est pas adapté à leur situation, d’autres que les contreparties des cotisations sociales n’en valent pas la peine. C’est le cas de Justine, qui fait de l’aide aux devoirs auprès de différentes familles sans être déclarée : « Certains familles me demandent si je veux être déclarée, je réponds toujours non. Quand on n’est pas déclaré, on touche plus d’argent et en plus on part avec de l’argent liquide qu’on peut dépenser tout de suite. En plus, j’avoue que cela me permet de cumuler ma bourse et ces quelques revenus alors que, si j’étais déclarée, ce que je gagne serait peut-être retiré de mes aides. C’est un peu mon argent de poche, en fait. Alors, bien sûr, je ne cotise pas pour ma retraite, mais j’ai 23 ans et je ne me fais pas d’illusion, d’ici 40 ans, il n’y aura plus de système de retraite par répartition ! »

Des charges sociales trop importantes

C’est la raison principale invoquée par les employeurs ayant recours au travail au noir ou au gris. Ces dernières années, de nombreuses réformes ont eu pour conséquence de faire grimper le coût du travail, notamment dans le secteur des services à domicile, comme l’augmentation de la TVA ou encore l’abaissement du plafond de crédit d’impôt qui incite les employeurs, souvent des particuliers, à ne déclarer qu’une partie des heures effectuées et à payer au noir les heures non exonérées.

Ces mesures, censées permettre de générer plus de recettes pour l’État, ont finalement eu pour effet de favoriser le travail non déclaré.

Pour les TPE et PME, la raison invoquée est la même que pour les particuliers : le coût du travail trop élevé. Car, bien sûr, déclarer son employé représente un coût non négligeable. Certaines entreprises estiment donc que le travail non déclaré est la seule solution pour pouvoir embaucher, malgré les risques que cela implique.

C’est le cas de Dominique, dirigeant d’un restaurant : « Je ne vois pas comment je pourrais être rentable en déclarant toutes les heures de tous mes employés. Je préférerais franchement être en règle, mais je ne peux pas. Si je déclare tout, soit je ne peux plus embaucher, soit je répercute ce coût sur mes prix et mes clients ne viendront plus chez moi parce que je serai trop cher. Je n’ai pas l’impression d’avoir le choix. »

Des démarches trop complexes

D’autres employeurs invoquent la complexité des démarches administratives. Ils ont parfois l’impression que cela ne vaut pas le coup, comme l’explique Camille, maman de deux enfants de 4 et 7 ans, qui emploie des baby-sitters sans les déclarer : « Je n’emploie pas toujours la même personne et, à chaque fois, le processus à suivre pour déclarer un nouvel employé prend énormément de temps. Moi qui ne suis pas particulièrement adepte des démarches administratives, cela me coupe toute envie de les déclarer. En plus, je me dis que pour trois heures de garde, ça n’en vaut vraiment pas la peine et d’ailleurs les baby-sitters n’ont pas spécialement envie d’être déclarées non plus ! »

Travail non déclaré, quelles conséquences ?

Des peines lourdes, souvent ignorées

La plupart des personnes ayant recours au travail non déclaré en sous-estiment les conséquences. Elles sont bien peu à réaliser les sanctions auxquelles elles s’exposent et les risques encourus en cas d’accident et/ou de contrôle. Ainsi, Camille explique : « Autour de moi, tout le monde le fait, tout le monde le sait et cela ne choque personne. En fait, c’est tellement normal qu’on ne se pose même pas la question. Si tout le monde le fait, c’est que ça ne doit pas être si grave ! D’ailleurs, je n’ai pas l’impression de prendre un gros risque. »

Selon le baromètre Oui Care, « cette méconnaissance des risques est liée, pour partie, aux employeurs qui, ne se considérant pas comme tels, ne perçoivent pas leur employé à domicile comme un salarié ».

Des risques pour toutes les parties impliquées

Dans une étude portant sur le travail non déclaré, le COE rappelle qu’« en l’absence de déclaration, les travailleurs sont privés des droits attachés au statut de salarié (ou d’indépendant selon le cas). Les garanties en termes de salaire, de congés payés, d’horaires et de conditions de travail, de formation professionnelle, de mobilité, de représentation collective, mais aussi les droits à la protection sociale ne sont plus assurés ».

En effet, le travailleur non déclaré s’expose à :

  • une absence de protection sociale ;
  • une absence de congés payés ;
  • une absence d’indemnités chômage ;
  • une difficulté pour se loger (pas d’accès au crédit, difficulté pour louer un logement) ;
  • une absence d’assurance en cas d’accident ;
  • une absence de cotisation pour sa retraite.
  • En cas de contrôle, si le salarié touche des prestations sociales en plus de son travail dissimulé, il peut être confronté à la suppression de ces dernières.

Pour les employeurs, cela représente également un gros risque puisque le travail non déclaré est sévèrement puni par la loi et peut entraîner de lourdes sanctions. Si l’employeur est une personne physique, il encourt un maximum de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ainsi que certaines peines complémentaires. L’entreprise, en tant que personne morale, peut également être condamnée à un placement sous surveillance judiciaire ou au remboursement des cotisations non versées.

Le travail non déclaré peut également devenir une source de concurrence déloyale vis-à-vis des autres entreprises. Le COE précise : « En employant des personnes non déclarées, les entreprises fraudeuses échappent à la réglementation et peuvent alors profiter abusivement d’un coût du travail moins élevé que les entreprises en règle. C’est tout l’équilibre de secteurs entiers qui peut alors être affecté. »

L’état, victime collatérale du travail non déclaré

Pour l’État aussi, le travail non déclaré représente un énorme manque à gagner. Au total, on estime que les heures non déclarées représentaient entre 20 et 25 milliards d’euros de cotisations sociales manquantes en 2012. Cela représenterait 10,8 % du PIB ! À titre de comparaison, la fraude aux prestations sociales équivaut à 2 ou 3 milliards d’euros.

Des contrôles renforcés

L’Urssaf dispose de 1 500 inspecteurs chargés de contrôler les entreprises en France ; entre 15 et 20 % d’entre eux sont spécialisés dans la lutte contre le travail illégal. Récemment, une nouvelle cellule a fait son apparition, composée de deux personnes chargées de traquer le travail non déclaré sur Internet, notamment sur des sites comme LeBonCoin et Allovoisins.

Bien sûr, selon les situations, les risques de contrôle et la nature des sanctions diffèrent. Ainsi, les particuliers employant des aides à domicile ne sont pas les plus ciblés par l’Urssaf qui souhaite se concentrer sur des secteurs où le travail dissimulé est massif…

Alors, quelles solutions pour lutter contre le travail non déclaré ?

Faciliter les démarches et accompagner les employeurs

L’impression de complexité qui amène certains employeurs à ne pas déclarer leurs employés découle souvent d’une méconnaissance des dispositifs existants. Le Cesu (chèque emploi service universel) pour les particuliers, les agences d’intérim mais aussi le développement d’applications spécialisées dans la mise en relation de professionnels et de particuliers, qui se chargent aussi de toute la partie administrative, permettent de faire face à des besoins ponctuels de main-d’œuvre sans démarche complexe.

Informer les employeurs des avantages dont ils se privent

En 2018, 51 % des personnes interrogées se disent mal informées concernant les avantages fiscaux et financiers accordés à ceux qui déclarent leurs employés. Pourtant, grâce à ces différentes aides, il peut être moins intéressant d’employer au noir que de déclarer ses salariés. D’autre part, en cas de dénonciation, les économies réalisées sembleront bien faibles en comparaison des amendes à débourser.

De même, en étant déclarés, les salariés ont beaucoup à y gagner : congés payés, indemnités chômage, retraite, etc. Des prestations sociales qui valent assurément la peine de voir son salaire net baisser légèrement.

Mieux mesurer les conséquences des décisions publiques

Certaines modifications récentes du fonctionnement du marché de l’emploi ont incité les entreprises et particuliers à ne plus déclarer des emplois qui l’étaient auparavant en raison des coûts trop élevés. Pour le COE, afin de lutter contre le travail au noir et le travail au gris, il faut « systématiser l’analyse de l’impact éventuel sur l’augmentation ou la diminution du recours au travail non déclaré de toute évolution d’une politique publique pouvant avoir un impact en la matière ».

Difficile de croire que le travail au noir disparaîtra un jour, tant il est vieux comme le monde. Malgré tout, en s’adaptant aux nouvelles manières de travailler et aux nouveaux modèles d’entreprises, il est sûrement possible d’imaginer un système qui permette à chacun, particuliers, entreprises et salariés, d’être en règle sans perdre de temps en procédures administratives fastidieuses, tout en restant rentable.

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Illustration by Antonio Uve

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