Le pire conseil pro : « Pour bien travailler, il faut être sous pression »

19 janv. 2023

4min

Le pire conseil pro : « Pour bien travailler, il faut être sous pression »
auteur.e
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

Dans la vie, il y a les bons tuyaux, des préceptes éprouvés et que l’on applique volontiers dans notre vie pro ou perso. Puis, il y a tous ceux que l’on rangerait bien dans la catégorie “pires conseils ever”. Ce sont ces tips pour se lancer dans la vie active que nous distillent parfois (avec bonne intention) proches, managers, ou collègues… Avant qu’on ne se rende compte qu’ils sont bidons.

Dans cet épisode, Bastien, 21 ans, nous parle du pire conseil professionnel qu’il a reçu dans sa carrière : « Pour bien travailler, il faut être sous pression. »

Nous sommes en 2022, j’ai alors 20 ans et mes études en Économie et Math’ appliquées me bassinent un peu. Je me lance donc le pari de travailler dans la restauration en me disant que ce taf est avant tout alimentaire. Mais après un an de CDI, je décide d’en faire mon métier. Et pour cause, j’accroche tout de suite. Il faut dire que ma première expérience se déroule au Canada, dans une boutique de fast food bio, un nouveau concept qui m’emballe bien. Mon rôle est principalement de faire de la vente au comptoir, de préparer des commandes pour les clients et quelque fois, je mets la main à la patte pour aider en salle. En soi, je suis plutôt polyvalent et je n’ai guère le temps de m’ennuyer.

C’est à l’issu de l’un de mes premiers services que ma manager vient me voir pour me donner ce conseil. Alors que je suis en train de faire un inventaire fastidieux après une journée de travail bien remplie, elle m’approche pour me glisser « Il faut que tu te mettes sous pression pour bien faire. » Elle a l’air satisfait de quelqu’un qui vient de vous mettre dans le secret des dieux et distille son savoir au novice que je suis. Sur le coup, je comprends qu’elle veut m’aider à “bien faire” mon travail et je ne demande que ça. Je suis jeune et j’ai tout à apprendre de ce métier que je découvre. Je fais confiance à cette manager ferrée à glace sur tout ce qui touche à la restauration : elle trimballe tout de même dix années d’expérience, a bossé dans la gestion d’équipe, à l’étranger, qui plus est en Nouvelle-Zélande, un pays qui me fait rêver. Forcément, je suis à l’écoute.

En creusant le sujet avec elle par-devers le comptoir de vente, je comprends ce que ce précepte signifie pour elle. Pour bien faire, il faut subir une certaine pression. Dans son mode de pensée, cette pression nous active, sans elle, on se relâche, et par conséquent, on ne fait plus son travail convenablement.

C’est donc sans me poser trop de questions que j’applique sa recommandation et bosse deux fois plus que d’habitude. J’essaye non seulement d’aller plus vite mais aussi de me rendre disponible pour toute tâche supplémentaire. Mais dès sa mise à l’épreuve, ce conseil me paraît suspect, voire carrément pas bon. Si je peux le mettre en œuvre dans certaines situations, je trouve que ce n’est pas viable sur le long terme. Car dans mon quotidien, il y a toujours quelque chose à faire, et le travail est infini après le service. Du réapprovisionnement, du rangement, du nettoyage, des inventaires très longs… Certains jours on se retrouve tout seul et de 8h à 17h30, sans pause et c’est très compliqué dans ces moments-là de se dire « il faut que j’aille plus vite, il faut que je fasse plus ». C’est tout simplement déprimant et usant.

Ce qui m’a mis la puce à l’oreille ? Ma manager finit elle-même par craquer et faire un burn-out. Elle gère deux boutiques à la fois et en fait trop. Elle quitte alors la structure avec une rupture conventionnelle et dans un état de santé mentale diminué. Une autre collègue dans ma boutique, que le supérieur surcharge de travail avec cette même doctrine, part à son tour en arrêt maladie. Au quotidien, je vois des personnes se blesser ou au bout du rouleau sur le plan psychologique à cause du rythme intense. En restauration, c’est justement à cause de cette pression que les gens partent ou finissent par avoir des problèmes.

Aujourd’hui, j’ai compris que ce discours masquait surtout des conditions de travail peu idéales. On avait de gros problèmes de personnel à ce moment où l’on nous répétait « Ça va aller, il faut tenir, il faut persévérer. » Dans les faits, la direction avait les moyens de mettre en place des solutions et elle ne l’a pas fait. Pour mon patron, c’était comme ça partout dans la restauration de toute manière. Ce discours inhérent à ce secteur est pour moi une façon de taire les problèmes et les revendications.

Mais je sais que ce n’est pas une fatalité. Je travaille aujourd’hui dans un quatre étoiles en hôtellerie restauration où on ne manque pas de personnel et la situation n’est pas aussi critique.

La moralité de cette histoire ? J’ai fini par quitter l’enseigne à mon tour, après une année rocambolesque. Connaissant cette manager, je sais que son conseil partait d’une bonne intention, mais elle en a elle-même éprouvé les limites. C’était assez maladroit de sa part, car finalement ce conseil minimise ce que l’on est au fond, ce que l’on ressent, notre état de fatigue, nos problèmes personnels. Donc dire qu’il faut être sous pression pour bien faire son travail, c’est juste poser des exigences, ce n’est pas comprendre la situation et la personne. C’est être à la recherche de la performance sans se soucier de ses propres limites.

Si je peux donner un conseil - plus avisé je l’espère - ça serait de faire du mieux que l’on peut. C’est la philosophie que j’ai adoptée dans mon job actuel. Je compose avec les moments de rush, j’accélère le rythme quand il le faut, mais je fais ce que je peux. Et surtout, je ne me flagelle pas en permanence pour faire plus ou aller toujours plus loin, car c’est une surenchère qui n’est pas saine du tout. Et franchement, ça ne vaut pas le coup pour un travail.

Article édité par Gabrielle Predko ; Photographie de Thomas Decamps

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