« Le chômage n’est pas l’obstacle à un travail, c’est le véhicule pour en trouver ! »

05 déc. 2022 - mis à jour le 29 avr. 2024

11min

« Le chômage n’est pas l’obstacle à un travail, c’est le véhicule pour en trouver ! »
auteur.e.s
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

Etienne Brichet

Journaliste Modern Work @ Welcome to the Jungle

contributeur.e

« Atteindre le plein-emploi, en favorisant le retour rapide en emploi des chômeurs indemnisés ». Derrière l’actuelle philosophie du gouvernement, qui reprend les rênes pour une future réforme de l’assurance-chômage à l’été, certains dénoncent une vision discriminante et erronée des demandeurs d’emplois (forcément trop peu prompts à retravailler). Le sociologue et député LFI Hadrien Clouet, auteur de « Emplois non pourvus : une offensive contre le salariat » (2022, Ed. Du Croquant), tente de contrer par les chiffres ces croyances.

Selon le ministère du travail, les discussions en cours sur la réforme de l’assurance-chômage « auront pour objectif de concourir à l’atteinte du plein-emploi, en favorisant le retour rapide en emploi des chômeurs indemnisés ». Qu’est-ce que cette volonté dit des chômeurs aujourd’hui dans notre pays ?

Il y a deux erreurs ici : une erreur morale et une erreur technique. Le sujet moral c’est de dire que l’emploi, c’est-à-dire le nombre de gens qui occupent des emplois dans le pays, est lié aux chômeurs. Qu’il y aurait un lien entre leurs comportements et l’emploi du pays. Or, ce n’est évidemment pas le cas. Un exemple qui l’illustre c’est que chaque année le taux de chômage augmente en hiver et baisse en été : ce n’est pas parce que les gens sont plus fainéants à un moment de l’année, c’est parce qu’il n’y a pas le même nombre d’emploi dans le pays selon la saison. Le problème moral ici c’est qu’en disant cela, on disculpe toutes celles et ceux qui ont une responsabilité dans la création d’emploi - les employeurs, l’Etat par l’investissement public… - pour responsabiliser ceux qui n’ont pas d’emploi.
Ensuite d’un point de vue technique, il faut bien comprendre que l’allocation chômage est ce qui permet de retrouver un boulot. Ce n’est pas l’obstacle à un travail, c’est le véhicule pour en trouver un ! C’est ce qui permet de se déplacer pour postuler, de faire une bouffe avec les anciens collègues pour retrouver un poste dans le secteur, etc.

Pourtant, les Français·e·s semblent plutôt en accord avec un durcissement de l’accès à l’assurance-chômage, non ? Les sondages montrent qu’ils et elles sont peu amènes avec les chômeurs : 34 % d’entre eux pensent que la principale cause du chômage est que « les gens ne veulent pas travailler ».

Déjà, il y a un objet de combat ici pour moi, car derrière ces idées il y a des gens qui se battent pour que les autres y croient… Maintenant, je reste en tout cas toujours méfiants sur ce genre de sondages car on pose quand même cette question à des gens qui ne se la posent pas. Je serais curieux de voir quels seraient les chiffres si on demandait à ces mêmes Français la responsabilité du Medef dans le taux de chômage par exemple ! De plus, les données qui existent nous montrent souvent que l’opinion des Français sur le sujet subit des variations énormes. Dès qu’il y a un grand plan de licenciement, une affaire médiatique, un débat politique en cours, tout le monde change d’avis.
Ensuite, qu’il y ait des Français et Françaises qui rentrent dans cette idéologie de culpabilisation des chômeurs, ne veut pas pour autant dire qu’ils et elles veulent qu’on leur retire les allocations et que des familles entières, dont des enfants, soient jetées à la rue.

Pour ma part, je pense que mettre les chômeurs ainsi sur le devant de la scène consiste juste à parler d’autre chose. Parce qu’en réalité l’assurance-chômage n’a jamais été pensée pour protéger les chômeurs ; son but est de protéger la qualité de l’emploi de toute la société. Ici, certains veulent délégitimer les chômeurs pour précariser l’ensemble des travailleurs.

On responsabilise donc actuellement les chômeurs, mais rarement les entreprises. Pourquoi ? N’ont-elles aucune responsabilité dans le taux de chômage et d’emploi dans le pays ? Peuvent-elles agir ?

Bien sûr qu’elles le peuvent ! Prenez par exemple le sur-chômage des séniors par rapport au reste de la population. On sait très bien qu’il est avant tout lié à des préjugés dans le monde de l’entreprise, aux refus des employeurs de les embaucher. Ce n’est ni lié à leur volonté ou à leurs compétences individuelles !
Ceci étant dit, il faut parler des entreprises au sens plus large car c’est souvent moins ceux qui dirigent les entreprises (les patrons) que ceux qui possèdent l’entreprise qui sont responsables. À Toulouse, il y a plusieurs exemples dont je peux vous parler, dont actuellement Brico Privé qui est liquidé par son actionnaire principal. Ici, vous créez des chômeurs uniquement parce que vous avez une entreprise qui a voulu réaliser une opération boursière avant de liquider la boîte derrière… C’est l’exemple typique de gens qui basculent dans le chômage non pas à cause d’une décision par rapport à l’appareil productif ou aux besoins de la population, mais par rapport à une décision de marché.

Parmi les pistes de réformes actuellement entre aperçues, n’y en a t-il donc aucune à sauver ?

Non. Elles sont tout à la fois injustes et contre-productives. Les grands groupes dont je parlais à l’instant en sont en fait les premiers bénéficiaires. Car dès lors que vous devez cotiser “X” mois de plus pour avoir accès à l’assurance-chômage, alors vous allez accepter de rester dans un petit boulot pendant plus longtemps, à défaut de trouver un CDI. De la même manière, plus la durée d’indemnisation est réduite, moins les chômeurs ont le temps de mettre en concurrence les options qui s’offrent à eux : comparer les offres d’emploi, se former, se former à nouveau… Et ce n’est pas que les chômeurs qui sont perdants, c’est aussi les grands groupes qui sont gagnants : ils auront plus de facilité à pourvoir des petits boulots en intérim et CDD, et même plus tard plus de facilité à ré embaucher les mêmes gens avec des salaires inférieurs !

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En 2022, vous publiez « Emplois non pourvus : une offensive contre le salariat ». Où en est ce mythe aujourd’hui ?

Il y a justement quelque chose d’assez visible depuis 3-4 mois : on n’entend plus parler d’”emplois non pourvus” dans la presse. C’est bien que cette expression avait été mobilisée non pas parce qu’elle répondait à une réalité technique mais pour accompagner les discours politiques qui souhaitaient réduire les droits des chômeurs. À nouveau, les “emplois non pourvus” ne correspondent à rien, et d’ailleurs les derniers chiffres de l’enquête “Besoin en main-d’oeuvre 2024” montrent qu’il y a moins de projections de recrutements. Car oui, les employeurs ne recrutent pas en fonction du nombre de chômeurs disponibles mais en fonction de la conjoncture, de leurs cahiers de commandes, de leur stratégie, des taux de la BCE, etc. ! Ce sont les grandes données économiques qui font le recrutement, et non pas la disponibilité ou non des chômeurs.

Dans votre livre, vous compilez ce que vous appelez un “bêtisier” : des estimations erronées d’hommes et femmes politiques, sur ce nombre de soi-disant “emplois non-pourvus” en France. En 2008, Nicolas Sarkozy affirmait ainsi que ce sont « 500 000 offres d’emploi qui ne sont pas satisfaites ». En 2015, François Rebsamen fait état de « 400 000 emplois non pourvus ». Et Valérie Pécresse donne le chiffre le plus élevé en 2021 avec « 1 000 000 d’emplois qui ne sont pas pourvus dans le secteur privé ». Mais d’où sortent tous ces chiffres ?

En ce qui concerne les sources de ces estimations, soit tout est compté n’importe comment, soit tout est inventé. Il faut bien comprendre qu’un emploi non pourvu, cela ne veut rien dire en tant que tel. Un emploi est non pourvu par rapport à une temporalité donnée. La question est de savoir quelle est la temporalité qui est jugée acceptable ou inacceptable pour qu’un emploi trouve preneur. Toutes ces estimations qui tournent entre 300 000 et 800 000 emplois non pourvus montrent qu’il y a moins d’emplois non pourvus que de chômeurs : il n’y a donc pas assez de boulot pour les gens… Mais c’est en fait plus intéressant de comptabiliser les emplois qui sont effectivement pourvus. Tous les ans, on est à peu près à 21 millions de contrats signés (dans le secteur privé hors intérim, ndlr). Cela fait environ 1% des offres d’emploi mises sur le marché qui ne trouvent pas preneur ! C’est infinitésimal…

Plutôt que d’utiliser le terme “emploi non pourvu”, vous parlez “d’emploi vacant”. Quelle est la nuance ?

Les emplois vacants sont des postes ouverts comptabilisés et mesurés à un instant T par la Dares, l’Insee et Eurostat avec une définition stabilisée. Mais cela ne dit rien sur le nombre de postes qui vont être pourvus. Eurostat classe les pays par nombre d’emplois vacants. Plus un pays en a, mieux c’est parce que cela veut dire que le marché est dynamique et qu’il crée des emplois ! En fait, c’est un indicateur du dynamisme du marché du travail. En revanche, un poste ouvert ne veut pas forcément dire qu’il peut être pris car un emploi peut être vacant mais à pourvoir dans une semaine ou plus tard…

On l’a vu : l’inactivité des chômeur·euses est régulièrement pointée du doigt par les politiques comme la cause des difficultés de recrutement. Est-ce réellement le cas ?

Un chômeur, c’est quelqu’un qui est “inoccupé” et non “inactif”. C’est quelqu’un qui voudrait une occupation mais n’en a pas. Aujourd’hui, le rapport des chômeurs à l’emploi est massivement dégradé. Environ 45% des chômeurs reprennent un boulot moins bien payé que celui d’avant à cause de la pression à occuper un emploi. Cela veut dire que quasiment la moitié des chômeurs acceptent de perdre de l’argent pour bosser ! Il n’est pas normal que les chômeurs doivent accepter n’importe quoi. Accepter un emploi précaire, sous-payé et loin de son domicile, encourage le patronat et les emplois de ce même type, et donc cela encourage le remplacement des emplois stables par des boulots précaires. Les gens en emploi stable sont progressivement concurrencés par des gens qui sont pris à la gorge.

Quand on baisse le droit des chômeurs, on organise un phénomène de dumping entre les inoccupés et les personnes en emploi. Certains conseillers Pôle Emploi font d’ailleurs un travail de tri des offres et n’ont aucune envie de mettre les chômeurs sur les offres pourries parce qu’ils savent très bien que ça va encourager les employeurs à continuer. S’il y a des tensions sur le marché de l’emploi, c’est parce que les employeurs ne proposent pas de bonnes conditions de recrutement. Des candidats il y en a, même dans les secteurs précaires, simplement ils ne conviennent pas aux employeurs. Dans ce cas là, c’est aux employeurs de revoir leurs critères de recrutement.

« L’allocation chômage, c’est ce qui permet de trouver du boulot, ça n’a jamais été l’obstacle à une recherche d’emploi. » - Hadrien Clouet, sociologue du travail et député LFI

Dans un article du Monde Diplomatique de 2015, vous expliquiez que les chômeur·euse·s sont piégé·es par des « trappes à pauvreté ». Qu’entendez-vous par là ?

Sur Pôle Emploi, vous avez des CDD de une ou deux heures par semaine. Le prix de l’essence fait que vous perdez de l’argent parce que vous devez payer pour réussir à donner suite à une offre d’emploi. Quand vous avez des offres d’une heure ou deux par semaine, il faudrait signer vingt contrats pour en vivre. On arrive à une situation absurde où pour réussir à accéder à un emploi, il faut avoir de l’argent ! C’est ça la question des trappes à pauvreté. La pauvreté empêche l’accès à un emploi. L’allocation chômage, c’est ce qui permet de trouver du boulot, ça n’a jamais été l’obstacle à une recherche d’emploi.

Cela pose aussi la question de ce que vous appelez les “emplois rebutants”. Que faire de ces métiers ? Sont-ils voués à être principalement occupés par des immigré·es avec ou sans papiers car des secteurs disent avoir du mal à recruter “des Français·es” qui désertent ces postes ?

L’hôtellerie/restauration et l’aide à la personne sont des secteurs où il y a un turnover important et très peu de collectifs de travail. Difficile alors d’être en capacité de se battre, de contester les conditions de travail et d’avoir une vraie réflexion avec les employeurs. Après, il y a des politiques publiques d’encouragement aux emplois pénibles, notamment avec les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires. Cela veut dire que moins vous payez quelqu’un, plus vous y gagnez quand vous êtes employeur parce que la réduction Fillon encourage à maintenir les gens à un salaire faible (la réduction générale des cotisations patronales concerne les salaires qui ne dépassent pas 2696,32 euros, ndlr).

« Plutôt que de taper du poing sur la table pour rétablir des conditions vivables, la solution de facilité c’est de faire venir des travailleurs du Maghreb. » - Hadrien Clouet, sociologue du travail et député NUPES

On voit également une dérégulation des contrats de travail. Le CDI comme norme de relation de travail s’est largement estompé ce qui a créé les conditions d’une précarisation de masse. La France n’hésite pas à faire des accords avec des États étrangers pour importer des salariés dès lors qu’un secteur est jugé rebutant. Plutôt que de taper du poing sur la table pour rétablir des conditions vivables, la solution de facilité c’est de faire venir des travailleurs du Maghreb. On leur propose un travail dans des conditions qui permettent de maintenir l’emploi dégradé. Le problème c’est qu’ils sont jetés contre des travailleurs qui sont déjà ici, dont une partie sont déjà étrangers. En faisant cela, l’État empêche toute amélioration des conditions de travail.

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Selon vous, les discours sur les emplois non pourvus serviraient à justifier un programme politique libéral. À quoi sert de présenter les chômeur·euses comme des “parasites” ?

Un des objectifs est de couper dans l’assurance chômage. Il y a une tentative massive depuis plusieurs années de récupérer l’argent de la protection sociale pour l’État. Stigmatiser les chômeurs permet aussi de faire des économies générales. On sait qu’un chômeur stigmatisé est un chômeur qui ne va pas demander ses droits. On en a eu la preuve récemment avec la publication du rapport sur le non recours aux droits à l’assurance chômage. Entre 25% et 42% des ayants droit ne recourent pas à l’assurance chômage (entre 390 000 et 690 000 “non-recourants“ chaque année, ndlr). Ensuite, dire que les chômeurs sont des “parasites”, c’est dire que le problème viendrait de leur comportement. Cela signifie que le problème ne viendrait pas des institutions, des niveaux de salaire et du type de contrat. En détournant l’attention sur la motivation des chômeurs, on met de la contrainte sur eux.

D’après une étude de Pôle Emploi, environ 6% des offres d’emploi sont restées vacantes entre juin et septembre 2021 et “les employeurs ayant renoncé à leur recrutement faute de candidats ont bien reçu des candidatures”. On pourrait dire que les employeur·euse·s ne font pas d’efforts pour recruter… Faut-il mettre de la contrainte sur eux/elles ?

Ce qui leur importe, c’est finalement moins de pourvoir l’emploi que d’avoir une main d’œuvre docile et disciplinée. Pour ce qui est des contraintes, on a le SMIC et sur les modes de contrats, on peut tout à fait resserrer les conditions dans lesquelles un contrat précaire est signé. Mais l’assurance chômage reste la meilleure protection contre un emploi précaire. Pour contraindre les employeurs à recruter, il y a deux modalités historiques qui jouent ce rôle. La première, c’est le soutien aux formes de l’économie sociale et solidaire. On y trouve des employeurs qui n’ont pas les mêmes raisonnements que les employeurs capitalistes ordinaires. C’est une opportunité pour des personnes qui sont maintenues en dehors des circuits de recrutement ordinaire parce qu’elles sont vues comme n’ayant pas les bonnes compétences. La deuxième, c’est le secteur public qui a longtemps été le moyen d’exercer une contrainte sur le patronat. Quand ce dernier n’embauchait pas, le secteur public embauchait et les employeurs devaient courir derrière pour maintenir le même niveau de recrutement. Mais ce sont des dimensions qui ont été perdues depuis quelques années…

Y a-t-il une solution pour rétablir la vérité dans les discours autour du marché du travail ?

Il faudrait des cours de SES niveau lycée obligatoire pour les dirigeants ! (rires) Ensuite, il faudrait faire oeuvre de pédagogie mais c’est ce que font déjà les syndicats en expliquant comment fonctionne le code du travail, les rapports de force sur le marché de l’emploi, etc. Les journalistes aussi peuvent contribuer à ce que l’on soit en capacité de réfléchir collectivement à cette question. Aussi, j’ai l’impression que la plupart des salariés sont au courant du fonctionnement du monde du travail. Simplement, faire de la pédagogie peut aider à mettre des mots sur des situations vécues pour pouvoir les comprendre. Cela aide à comprendre qu’une situation individuelle est en réalité plus que ça, elle est collective.

Nous en sommes loin alors, non ?…

En fait, il faudrait vraiment s’apercevoir qu’il y a un aspect dépressif, au sens économique du terme, à tout cela. Depuis janvier on voit le chômage qui remonte, les projets d’investissement qui diminuent, les projections d’embauche qui baissent… Tout cela a un aspect dépressif que l’on constate par l’épargne record des Français. Ils et elles se sentent moins protégés, et au lieu de consommer ils se sécurisent en mettant de l’argent de côté, ce qui fait disparaître les dépenses “non vitales” comme les fleurs, le petit gâteau à la boulangerie, etc. Cela entraîne un recul de l’activité économique. C’est là que l’on voit que l’assurance-chômage a un sens en tant que bien commun sous contrôle des salariés. Parce que le but de l’assurance-chômage c’est de faire tourner l’économie quoi qu’il arrive en fait, malgré les décisions des uns ou des autres. Elle n’est pas un frein à l’emploi mais une des conditions de l’emploi.

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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