Leaders : à quel point pouvez-vous vous fier à votre intuition ?

15 mai 2024

4min

Leaders : à quel point pouvez-vous vous fier à votre intuition ?
auteur.e
Ingrid de Chevigny

Freelance Content Writer & Content Strategist pour start-ups B2B

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L’intuition est souvent décrite comme un don insaisissable auquel les leaders visionnaires doivent leur succès. Mais qu’en est-il vraiment, à l’ère où les données et l'analytique dictent les décisions en entreprise ?

« J’ai un bon feeling avec ce candidat », « je sens que le marché va exploser dans les prochains mois », « mon instinct me dit de ne pas choisir ce partenaire »… La plupart des managers et entrepreneurs reconnaissent fonder certaines de leurs actions sur une sorte de « 6e sens » qui s’affranchit des analyses de données ou des rapports détaillés : l’intuition.

Cette force intangible et, il faut bien le reconnaître, un peu mystérieuse, guide en effet de nombreuses décisions, et semble jouer un rôle clé dans le succès de certains dirigeants. Mais suivre cette petite voix intérieure est-il toujours une bonne idée ? Faut-il parfois se méfier de son intuition ? Comment trouver le juste équilibre entre sensible et tangible quand il s’agit de prendre des (grosses) décisions ? Nous faisons le point avec deux experts.

L’intuition dans l’entrepreneuriat et le management : de quoi parle-t-on ?

L’intuition est un concept qui peut paraître flou. Alors commençons par le définir : pour Valérie Richard, experte en management et coach en leadership, il se caractérise avant tout par son opposition au rationnel. « L’intuition, c’est une connaissance immédiate, une conviction intérieure qui ne se base sur aucun raisonnement », pointe-t-elle. Elle l’associe même à un ressenti physique : « C’est ce qui vient de nos
tripes
! ».

Mais ce n’est pas pour autant un phénomène mystique ou un simple mouvement d’humeur. Le psychologue et prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, dont les travaux sur le jugement et la prise de décision sont considérés comme des références, définit en effet l’intuition comme un processus mental rapide et automatique, fondé sur des expériences passées. Pour le dire autrement : « Faire preuve d’intuition, c’est faire des parallèles inconscients avec des situations qu’on a déjà vécues », explique Jean-Fabrice Lebraty, professeur en sciences de gestion à l’Université Jean-Moulin Lyon 3 (IAE Lyon), et directeur du laboratoire de recherche Magellan. L’intuition serait donc une sorte de boussole interne basée sur un système de « matching » entre expériences passées et défis présents.

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L’intuition, une faculté avant tout utilisée dans les hautes sphères hiérarchiques

On observe que le recours à l’intuition s’élève à mesure que l’on monte dans l’échelle hiérarchique. Et ce n’est pas le fruit du hasard. Si, comme on vient de le voir, l’intuition relève plus du niveau d’expérience que d’un don inné, il est plutôt logique que les professionnels les plus chevronnés (et donc les plus gradés) soient les plus susceptibles d’en faire preuve. Lorsqu’ils sont face à une problématique, ils ont en effet plus de chances d’avoir vécu une ou plusieurs situations comparables, et ils sont donc plus enclins à prendre des décisions intuitives que les novices.

Mais il y a une autre raison pour laquelle les leaders sont ceux qui ont le plus souvent recours à leur intuition en entreprise. Et elle réside dans la nature même de leurs fonctions : « Les dirigeants doivent souvent gérer des problèmes complexes ou peu structurés, qui ne peuvent pas être décomposés en cas simples ou être résolus par quelques calculs », explique Jean-Fabrice Lebraty. Or c’est précisément dans ces situations que le raisonnement intuitif entre en jeu.

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que, comme il l’explique dans son étude Décision et Intuition : un état des lieux, ce mode de jugement est souvent utilisé dans les décisions liées aux enjeux de rapports humains (notamment les décisions d’embauche) et dans les décisions stratégiques qui conditionnent le futur de l’entreprise, comme le lancement de produits.

Utiliser son intuition pour diriger : bonne ou mauvaise idée ?

À l’heure où tout le monde ne semble jurer que par les approches « data-driven », « data-centric », et où l’IA s’invite à tous les étages de l’entreprise, on peut se demander si l’intuition a encore sa place dans la prise de décision. Pour Valérie Richard, la réponse est oui. Mais tout est une question d’équilibre : « Quand on dirige, il faut évidemment s’appuyer sur des méthodes, des techniques, ou encore sur des données palpables. Mais ne vouloir manager qu’à partir du rationnel serait une erreur », souligne-t-elle, « car on se prive alors de toute une partie de nos ressources en matière de management et de prise de décision ». Savoir se connecter à ses émotions et à son instinct profond est en effet, selon elle, essentiel pour éviter de tomber dans des mécanismes robotiques, ou pour réussir à créer du lien, ce qui est évidemment une compétence clé chez un leader.

Mais encore faut-il réussir à accéder à son intuition et à ressentir les signaux parfois subtils qu’elle nous envoie. Pour cela, Valérie Richard conseille aux dirigeants de travailler leur connexion avec eux-mêmes et d’apprendre à s’écouter, notamment via la pratique de la méditation ou de la pleine conscience.

L’intuition joue par ailleurs un rôle important dans l’innovation. Jean-Fabrice Lebraty rappelle à ce sujet cette phrase célèbre d’Albert Einstein : « La pensée rationnelle ne m’a jamais permis de découvrir quoi que ce soit ». Tout comme la découverte scientifique, l’innovation repose en effet largement sur la création de liens entre des idées, des concepts ou des technologies apparemment distincts pour voir des opportunités nouvelles. Et en sortant des modes de pensée classiques, l’intuition y joue un rôle central.

Les « erreurs de cadre » ou l’intuition trompeuse

Notre intuition peut toutefois nous tendre des pièges. C’est ce qui arrive lorsque notre perception du contexte est erronée ou incomplète : « Si un individu, même expert, n’analyse pas suffisamment le contexte dans lequel il intervient, il peut faire une erreur de cadre, c’est-à-dire associer inconsciemment deux situations qui ne sont en réalité pas comparables », explique Jean-Fabrice Lebraty. Conséquence : son intuition peut le pousser à appliquer intuitivement des modes d’action qui ont fait leurs preuves dans le passé, mais qui ne sont pas adaptées au nouveau contexte. L’intuition devient alors une piètre conseillère et peut être source de très mauvaises décisions.

Alors comment reconnaître ces erreurs de cadre et éviter de se faire tromper par son intuition ? Pour Jean-Fabrice Lebraty, il n’y a pas de secrets ni de garde-fous infaillibles : l’important est de toujours prendre du recul, d’analyser très tôt la situation, et de faire preuve d’humilité. En effet, quand l’expert se trouve confronté à une situation inédite pour lui, il redevient novice et se doit d’appliquer les méthodes traditionnelles d’aide à la décision. Cela suppose toutefois qu’il mette son ego de côté et qu’il reconnaisse ses propres limites !


Article écrit par Ingrid de Chevigny, édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

Références :