« La réforme des tickets resto va tuer... nos déjeuners ! » Tribune

09 nov. 2023

5min

« La réforme des tickets resto va tuer... nos déjeuners ! » Tribune
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

À partir du 1er janvier 2024, il ne sera plus possible d’acheter des produits non directement consommables (adieu farine, pâtes, sauce arrabiata…) avec la carte ticket restaurant. Une très mauvaise nouvelle pour notre portefeuille et l’équilibre de notre assiette !

Plus que quelques jours avant de terminer le mois. La paie n’est pas arrivée. Les placards font grise mine. La buffala a été remplacée par de la mozzarella industrielle format familial. Les pâtes complètes bio par leur version distributeur. Depuis une semaine déjà, on évite de se rendre au bureau pour zapper un maximum de déjeuner à l’extérieur et, bien sûr, on boude le poké du coin de la rue à seize euros : « Tu comprends, à force, le riz, ça constipe… » Le solde de notre carte ticket-restaurant est aussi bas que nos poches sont vides et pourtant, ce mois-ci encore, ce système financé à moitié par notre entreprise et relooké façon black Amex - parce que le sobre, c’est chic -, nous a encore bien dépanné. Il nous a permis d’apprendre à faire des lasagnes maison et nous payer quelques goûters de service dans cette pâtisserie où chaque ingrédient semble être passé sous une pluie de paillettes dorées. Personnellement, ça m’a également donné un petit coup de pouce pour me lancer dans le latte art, petit cœur à la cannelle sur la mousse. Mais avant que je vous explique ce qui va bientôt changer, remontons quelques années en arrière.

La carte ticket-restaurant, un rempart efficace contre l’inflation ?

Si on connaissait depuis longtemps le pouvoir de la carte ticket-restaurant, il me semble qu’une grande partie d’entre nous l’a redécouvert à la sortie du premier confinement. Ça peut sembler étonnant quand on sait que les bistrots ont été contraints de laisser leurs rideaux baissés et qu’on venait de redécouvrir le plaisir du fait-maison… Mais sans grandes distractions extérieures, déplacements, anniversaires à fêter, déjeuners en terrasse, l’argent s’est peu à peu entassé et notre solde a atteint des sommets. Pour la première fois depuis notre arrivée sur le marché du travail, chacun a ainsi pu accumuler un petit trésor, compliqué à écouler certes, mais petit trésor quand même. Que faire des 500 euros bloqués sur cette carte ? Rassurez-vous, cette blague entre collègues a très rapidement intéressé les autorités qui y ont vu une manne financière encore inexploitée. Résultat : une fois la pandémie à peu près maîtrisée, le gouvernement a décidé de relever le plafond de la carte ticket-restaurant pour favoriser le retour des sorties gastronomiques - cette tradition bien française - et à partir du 18 août 2022, l’inflation pointant déjà le bout de son nez, elle a permis d’aider les français à s’acquitter de la totalité ou d’une partie de tout produit alimentaire qu’il soit ou non directement consommable. Concrètement, dans une limite de vingt-cinq euros par jour, il a tout d’un coup été possible d’acheter tous les ingrédients d’un risotto aux cèpes. Juste ce qu’il faut pour impressionner votre date de la semaine, sans grande perte financière. Emoji pouce en l’air.

Restauration : prix en hausse et baisse de fréquentation des salles

Mais et il fallait s’y attendre, à force d’acheter des morceaux de comté dans des épiceries bios, du beurre d’Isigny et autre pain aux graines qui a levé plusieurs jours, cette manne financière s’est aussi rapidement tari qu’elle n’avait subitement adoucie notre quotidien. Il faut dire que même si les restaurants ont rouvert depuis longtemps et que les blagues sur les attestations de sorties font désormais légion, les prix de notre ancienne cantine de quartier ne sont plus vraiment les mêmes qu’avant le Covid. Début 2023, les tarifs dans la restauration ont augmenté de 6% en moyenne sur douze mois, moins que l’inflation qui touche les produits alimentaires et l’énergie (respectivement +16% et +18% sur un an), mais suffisamment pour que la fréquentation en salle baisse de 11% sur la même période.

Maintenant faites le calcul. Que faites-vous pour lutter contre l’inflation au quotidien ? Vous limitez les dépenses inutiles. Alors, quand il s’agit d’engloutir un plat devant un ordinateur entre deux réunions, que préférez-vous ? Prendre une formule spécialement conçue pour utiliser le plafond quotidien de votre carte ticket-restaurant et vous retrouver avec une salade composée de produits dont vous ignorez la provenance ? Ou acheter pour la même somme ou presque, de quoi cuisiner des plats pour plusieurs jours et bien plus savoureux à la maison ? Si le lien entre télétravail et réduction de l’empreinte écologique fait toujours débat, tout le monde s’accorde sur le fait qu’on dépense moins chez soi, surtout si on oublie de passer sous la douche avant d’ouvrir son ordinateur. L’éviction sociale étant le seul rempart acceptable au manque d’hygiène.

Changement de système des tickets-restaurant : la fin du manger sain ?

Une notification vient de m’informer que ma carte ticket-restaurant vient d’être créditée. Comme d’habitude, je me dis que cette fois, je vais tout faire pour étaler mes dépenses sur le mois et ramener ma gamelle au bureau. Seulement, on sait déjà tous que ça va se terminer comme ça : je vais faire un maximum mes courses pour compenser ma perte de salaire liée à l’inflation avec ma carte ticket-restaurant et je taperai dans mes économies personnelles pour le déjeuner avec ma collègue préférée de passage au siège de l’entreprise à la fin du mois.

Mais les règles vont bientôt changer. Face au recul de fréquentation des restaurants depuis le début de l’inflation, à partir du 1er janvier 2024, il ne sera plus possible d’acheter des produits non directement consommables avec la carte ticket-restaurant. En d’autres termes, abandonnez le plat maison de spaghettis aux tomates cerises maison du mardi, le jambon-beurre (quand ce n’est pas autre chose, je vous vois venir avec votre kebab) est de retour. Plutôt que de vous confectionner en avance des soupes pour la semaine avec des légumes frais, relevé avec du gruyère ; au supermarché, vous aurez désormais le droit d’utiliser votre carte ticket-restaurant pour acheter des noodles réchauffées avec de l’eau bouillante, des sushis plus très frais et au mieux, quelques fruits frais. Yuka, balance tes plus mauvaises notes !

Abandonner les tickets-restaurant ou accepter la situation ?

Que peut-on faire face à ce changement de paradigme ? D’abord, souvenez-vous que les tickets-restaurant ne sont pas des cadeaux. Financés à peu près à 50% par votre entreprise - qui bénéficie à ce titre d’exonérations fiscales -, l’autre moitié est en réalité soustraite de votre salaire. Pas de l’argent magique donc. Et c’est assez logique quand on sait que le ticket-restaurant a d’abord été créé pour pallier l’obligation légale des entreprises d’assurer à leur personnel des repas dans de bonnes conditions. L’histoire veut aussi que l’on retienne un nom, celui de Jacques Borel. En 1962, cet industriel français et roi du marketing ouvre un restaurant à deux pas des Champs-Elysées à Paris, l’Auberge Express. Pour remplir sa salle et enfin être rentable, il a besoin de cent clients minimum par jour. Lui vient alors une idée : aller prospecter dans les entreprises installées autour de sa nouvelle adresse avec des bouts de papier sortis d’un rouleau de tickets cinéma et les vendre aux patrons sous forme de bons repas qu’ils distribueront à leurs salariés. Très vite, le concept fait des émules et les papiers sont acceptés dans de plus en plus d’adresses. Mais Jacques Borel va encore plus loin et convainc le gouvernement d’exonérer de charges sociales et d’impôts cette invention révolutionnaire.

Qu’est-ce que vous pensiez ? Que le ticket-restaurant était une mesure sociale inventée pour défendre le bien-être des salariés ? Que nenni. Ce carnet de tickets aujourd’hui remplacé par des fausses cartes de crédit a avant tout été créé pour soutenir le secteur de la restauration. Maintenant, que faire ? Refuser les tickets-restaurant et s’asseoir sur l’apport patronal pour récupérer quelques dizaines d’euros au passage sur votre fiche de paie pour acheter des paquets de pâtes et boites d’oeufs supplémentaires ? C’est une option, mais on sait d’avance que vous n’y ferez rien. Alors rangez vos ustensiles de cuisine et ressortez vos micro-ondes. Vive les plats industriels !

Article édité par Gabrielle Predko ; photo par Thomas Decamps.

Les thématiques abordées