“Enfants à temps plein” : en Chine, les jeunes actifs retournent chez papa-maman

14 déc. 2023

7min

“Enfants à temps plein” : en Chine, les jeunes actifs retournent chez papa-maman
auteur.e
Yena Lee

Journaliste internationale

contributeur.e

Tout arrêter pour vivre de l’argent de poche donné par papa et maman, à plus de vingt voire trente ans ? Si pour beaucoup d’entre nous ce scénario ressemble à un cauchemar, en Chine, il n’est plus anodin. Devant un marché du travail saturé et un mal-être grandissant face au monde de l’entreprise, certains jeunes hommes et femmes quittent les villes et enfilent un nouveau costume : celui de “l’enfant à temps plein”. Un nouveau phénomène qui ne fait que s’ajouter à la longue liste des tentatives des jeunes Chinois de reprendre le contrôle de leurs vies.

Chen, 24 ans, est ce qu’on appelle une “fille à temps plein”. Ou, dit autrement, sa seule activité actuelle consiste à être l’enfant de ses parents. Ces derniers ne lui versent pas de salaire fixe, mais ils ont ouvert un compte joint auquel elle a accès. « De temps en temps, ils me virent aussi de l’argent », témoigne la jeune Chinoise.

Chen a obtenu son diplôme en 2021, mais a échoué aux concours ultra compétitifs de la fonction publique. Son rêve, un salaire stable et confortable dès la sortie de l’université, s’est envolé. « J’ai essayé de trouver d’autres emplois, mais ça n’a pas marché non plus. »

Chen a donc tenté son plan B : approfondir ses connaissances avec un autre diplôme. Mais en Chine, les étudiants doivent passer un examen d’entrée pour intégrer un programme de Master. Examen que Chen a également échoué. Alors, elle n’a pas vu d’autre solution que de retourner vivre chez ses parents, dans la province de Liaoning (au nord-est du pays), à des milliers de kilomètres de là où elle a étudié.

Au début, la jeune femme était frustrée de rentrer chez elle car elle aurait voulu trouver un emploi proche de ses camarades de classe. « Mais aujourd’hui, même si j’avais la chance de travailler dans le sud, je n’aurais peut-être pas le même enthousiasme qu’à l’époque. J’ai un peu peur d’y retourner » avoue la jeune femme. « Lorsque mes amis me racontent les choses intéressantes qu’ils ont déjà accomplies au travail, je me sens mal à l’aise », ajoute-t-elle.

Après un an sans emploi, Chen s’autoproclame “fille à temps plein”. Sa famille a les moyens de l’aider financièrement pendant qu’elle poursuit ses préparations aux concours. « Mon père m’a toujours soutenue. Quant à ma mère, je sais qu’elle aimerait que je retente d’intégrer le marché de l’emploi, mais pour le moment, ils sont tous les deux d’accord pour que je prépare les examens à la maison. »

Une pause post-burn-out

Pour Liu, 23 ans, la décision de retourner vivre auprès de papa-maman était une nécessité pour sa santé mentale. Lorsqu’elle travaillait comme stagiaire dans une entreprise de voitures électriques, sa vie personnelle a été comme écrasée par sa vie professionnelle. « On travaille pour gagner sa vie, c’est vrai, mais parfois on a l’impression d’avoir été kidnappé par la vie et de devoir travailler », décrit-elle avec amertume.

La native du Sichuan a atteint son point de rupture en septembre 2022. Lorsque Liu est rentrée chez elle après une formation au siège de son entreprise à Pékin, sa ville a été mise sous cloche, conséquence directe des restrictions draconiennes mises en place à l’époque pour lutter contre la Covid-19. Totalement enfermée dans son appartement pendant un mois, Liu a en plus dû gérer les plaintes des clients (qui étaient aussi de mauvaise humeur à cause du confinement total) avec un chef qui ne tenait pas compte de la situation, tout cela en plus de sa lourde charge de travail habituelle. « Mon corps était épuisé, j’étais très déprimée et anxieuse », se souvient-elle. Pour sauver sa peau, elle a fini par démissionner.

« Au début, mes parents n’ont pas compris mon choix. Puis ils ont vu mon état et cela les a inquiétés, donc ils m’ont laissée vivre seule dans leur vieil appartement vide », raconte-t-elle. Logée, nourrie, blanchie, cette offre généreuse s’accompagne d’un soutien financier. « Mes parents me donnent de l’argent de poche. Pas beaucoup, et seulement quand j’en ai besoin. »

Depuis qu’elle est retournée en famille, Liu peut récupérer. Parfois, elle dort toute la journée, parfois elle sort avec ses amis. Tout projet d’emploi est en suspens. « J’ai encore de nombreuses décennies de travail devant moi et, pour l’instant, je n’ai pas besoin d’être un soutien de famille. Je ne suis donc pas pressée de retrouver un emploi. »

En Chine, Chen et Liu sont loin d’être les seules jeunes à se déclarer “enfants à temps plein”. Depuis 2023, les hashtags #filleàtempsplein et #filsàtempsplein explosent sur tous les réseaux sociaux chinois. Certains parents demandent à leurs “enfants à temps plein” d’effectuer des tâches ménagères ou de s’occuper d’un membre de la famille malade contre, par exemple, 6 000 yuans (780 euros). D’autres, comme ceux de Chen et de Liu, acceptent juste d’être des lieux de repos, le temps que leur enfant aille mieux et trouve un emploi.

Chômage et job de rêve

Pour la docteure en politique publique chinoise Peng Xiujian, ce phénomène s’explique en grande partie par la pandémie. « Beaucoup de gens ont perdu leur emploi, et les jeunes sans expérience étaient en première ligne (…) Puis, le rebond post-Covid a été plus faible que le gouvernement aurait voulu et cela a eu des conséquences sur le marché du travail. »

Actuellement, à peu près 1 Chinois sur 5, de moins de 25 ans, habitant dans des grandes villes, est au chômage. Cette année, la 2ème économie mondiale a même battu son record de chômage des jeunes pendant sept mois consécutifs… Puis les autorités ont cessé de publier ces données.

Au-delà de la situation économique, la chercheuse de l’Université de Victoria note un changement de mentalités qui s’est accéléré avec la pandémie. Selon elle, la Gen Z chinoise a un nouveau rapport au travail que leurs aîné·e·s. Et beaucoup d’enfants à temps plein le sont de manière temporaire jusqu’à ce qu’ils trouvent une meilleure situation. « Maintenant, la nouvelle génération veut trouver le job qu’ils aiment. Et s’ils n’aiment pas un chef, ils claquent la porte ! Alors qu’avant la loyauté envers son entreprise était plus importante ».

Selon une enquête sur Maimai, l’équivalent chinois du réseau professionnel LinkedIn, 28 % des personnes interrogées ont démissionné l’année dernière. Environ le même nombre avait “sérieusement envisagé” de démissionner. Et ce chiffre augmente. Plusieurs sondages montrent que le job hopping (changement régulier d’entreprises, ndlr) devient plus commun avec chaque nouvelle génération, et ce malgré un marché de travail tendu. Désormais, chaque changement d’employeur peut même devenir une grande occasion.

Fêtes de démission

En Chine, les jeunes diplômés peuvent se sentir dévalorisés au travail à cause d’une culture de l’entreprise encore très hiérarchisée. Par exemple, il est mal vu de quitter le bureau avant son patron. Les heures supplémentaires sont courantes et rarement rémunérées. La discrimination, voire le harcèlement, existeraient dans toutes les industries.

En réponse à cela, lorsqu’un courageux ou une courageuse décide de prendre soin de soi et de poser sa démission, le geste est devenu une occasion en or de célébrer. Sur les réseaux sociaux chinois, des vidéos de “fêtes de la démission” sont devenues virales.

C’est le cas de Zhang, qui a travaillé pour une société tech à Shenzhen, près de Hong Kong. Pour son dernier jour, ses collègues l’ont aidée à organiser une fête de démission à Haidilao, la célèbre chaîne de restaurants de fondue chinoise.

Elle nous montre des photos avec des ballons colorés en arrière-plan et de grands sourires partout. On dirait une fête d’anniversaire. Mais en y regardant de plus près, on peut lire sur la banderole : « Ce PTAIN de job est terminé » ou « La vie est courte, les boulots sont partout ». Selon la jeune femme de 29 ans, ce genre de fête donne un “sentiment de liberté” à tous ceux qui y participent.

Une renaissance

La chaîne de fondue Haidilao est connue pour ses spectacles dansant et chantant lors d’occasions spéciales. Les fêtes de démission ayant le vent en poupe, certains serveurs ont même créé une nouvelle chanson pour féliciter le ou la démissionnaire.

Mais pas de bol, le lendemain de la démission de Tang, 26 ans, le personnel du Haidilao de son quartier ne connaissait que les paroles d’une seule chanson. « Ils m’ont simplement chanté joyeux anniversaire, ce qui m’a donné finalement l’impression de renaître. » La fête lui a donné un boost qu’elle n’a pas senti depuis longtemps. « Je me suis sentie détendue, active et pleine d’énergie. C’était comme si j’avais enfin retrouvé mon moi authentique. »

La Shanghaienne a travaillé dans le secteur de la publicité pendant un peu plus d’un an. « Nous avons eu un nouveau vice-président cette année. Il était mon supérieur, mais son style de management n’était pas très bon », décrit-elle avec euphémisme. « J’ai donc démissionné. »

Ces dernières années, les nouveaux arrivants sur le marché du travail recherchent une culture d’entreprise saine et un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Certains refusent la culture ‘996’ - travailler de 9 heures à 21 heures, 6 jours par semaine, un rythme promu surtout dans le secteur de la tech, mais pas que. Et s’ils ne peuvent pas se libérer d’une situation difficile, les jeunes essayent de reprendre le contrôle sur leurs vies autrement. Les expressions inventées par une jeunesse désabusée en disent long.

S’allonger ou laisser pourrir

Il y a d’abord eu le “Tang Ping” (se coucher à plat), une forme de procrastination comme mode de vie, voire une proclamation de ne faire que le strict minimum. Les jeunes postent des photos d’eux-mêmes en train de prendre des pauses déjeuner très longues, d’aller aux toilettes pendant une heure ou de dormir devant leur ordinateur. Le patron veut que vous soyez au bureau de 9 heures à 21 heures ? Sans problème, mais il n’a pas précisé que vous deviez aussi être productif ! Ça, c’est l’esprit tang ping.

Ensuite, le terme “Bai Lan” (le laisser pourrir) est devenu viral. Un peu comme le tang ping, mais en allant plus loin, l’attitude bai lan fait référence à une certaine acceptation d’une situation injuste et, surtout, au fait de ne plus s’en préoccuper.
Car parfois, ce n’est même pas une question de culture d’entreprise, mais de surqualification. Deux tiers des chinois font des études supérieures, résultat : cette année, plus de 11,5 millions de nouveaux diplômés s’arrachent le peu de postes disponibles. Certains vont devoir faire des métiers avec peu ou pas de rapport avec leurs études comme livreur ou vendeur de rue. À la clé : une immense désillusion, que l’on comprend aisément…

Face à ces problèmes structurels, le gouvernement Chinois tente de trouver des solutions : en créant par exemple plus de 16 % de postes dans les municipalités locales. Moins solutionnant, le Président Xi Jinping donne pour sa part son conseil, presque stoïcien : “Mangez l’amertume” (endurez les épreuves). Quant à la Ligue de la Jeunesse Communiste, elle livre elle aussi ses propositions : « Enlevez vos costumes, retroussez vos manches et allez cultiver les terres ». Pas forcément convaincant pour tous, même si certains jeunes choisiront peut-être cette solution.

Dans ce contexte, la possibilité de devenir enfant à temps plein peut faire rêver… Ou pas. Au bout d’un an de chômage, Chen exprime ainsi comme un goût d’échec et de honte : « À mon âge, je n’ai vraiment pas envie de dépenser l’argent de mes parents. »


Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

Les thématiques abordées