Les “Fuckup Nights” : ils et elles partagent leurs échecs sur scènes

08 avr. 2024

8min

Les “Fuckup Nights” : ils et elles partagent leurs échecs sur scènes
auteur.e
Nitzan Engelberg

Journaliste Modern Work

Qu’on se le dise, échouer n’est une sensation agréable pour personne. Mais pour le mouvement mondial Fuckup Nights - imaginé un soir par des copains mexicains après un peu trop de tequila - l’échec, s’il est accepté et partagé, peut être la source de beaucoup de choses positives. Interview avec le co-fondateur de ces nuits à part, Pepe Villatoro, qui nous parle apprentissage, honnêteté et mythe capitaliste à briser.


Quel est le principal objectif derrière les Fuckup Nights, et comment cela a-t-il évolué au fil des années ?

Notre but est d’aider à créer un environnement où tout le monde peut partager ouvertement de ses échecs, afin que les gens se libèrent du stigmate et des paradigmes qui limitent leur vie.
Lorsque nous avons créé les Fuckup Nights, nous n’avions pas de mission, d’objectif ou de but précis. Nous avons décidé de commencer à partager nos propres histoires d’échecs parce que nous en avions assez d’entendre les mêmes histoires de succès simplistes qui sont monnaie courante dans les médias. En partageant nos histoires, nous avons commencé à réaliser la puissance de ce que nous faisions, principalement grâce à l’apprentissage et à la communauté qui a été créée dans un environnement d’authenticité et de vulnérabilité. Et désormais, à force d’entendre ces confidences, nous souhaitons porter une voix singulière : le fait que nous devons sortir de ces exigences de réussite dans lesquelles nous pousse notre monde capitaliste.

Vous prônez le fait de partager nos histoires d’échecs, ce qui est un exercice difficile… Comment et pourquoi ce partage peut-il nous être bénéfique selon vous ?

Parler de ses échecs est une expérience très personnelle, qui peut nous être bénéfique de différentes manières. Les témoignages que nous recevons à travers le monde touchent souvent ces notions :

  • La conscience de soi : revisiter un échec permet un apprentissage profond grâce à la perspective donnée par le temps.
  • L’apprentissage : en socialisant nos histoires humaines, cela nous permet de ne plus faire la même erreur, mais aussi de partager le savoir et d’évoluer en tant que civilisation.
  • La communauté : se montrer tel que vous êtes, être complètement transparent sur la manière dont vous avez échoué, vous permet de vous connecter à un niveau beaucoup plus profond avec les gens autour de vous. Les environnements d’affaires et professionnels sont pleins de gens portant des masques. Les Fuckup Nights donnent le pouvoir aux gens de construire des relations basées sur la confiance.

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D’après votre expérience, quelle est la conception erronée la plus courante concernant l’échec dans le monde du travail ?

Il y en a deux qui sont très courantes. La première serait que l’échec peut être évité. Alors que la seule façon d’éviter l’échec est de ne rien entreprendre qui mérite d’être tenté ! Vivre une vie sans risques, ou plutôt, ne pas vivre du tout.

La seconde est que l’échec mène forcément au succès. Les gourous et les auteurs de self-help et du business adorent dire ça, ce qui, bien sûr, n’est pas vrai. Ils essaient seulement d’utiliser l’échec comme une autre manière de continuer à vendre leurs méthodes supposées garantir le succès. L’échec est une expérience laide et difficile. C’est une partie de notre croissance personnelle et de notre évolution, mais échouer aujourd’hui ne présume en rien du succès de demain, pas plus qu’une série d’échecs n’assure une réussite future.

Comment la perception de l’échec a-t-elle changé votre manière de travailler en tant qu’entrepreneur ?

Les Fuckup Nights ont été une grande source d’enseignement pour moi. Non seulement en tant qu’entrepreneur, mais aussi en tant qu’être humain. Auparavant j’étais davantage centré sur moi-même, vivant toujours dans le futur, en essayant d’atteindre quelque chose. Mais atteindre quoi ? Je ne suis pas sûr. Juste “atteindre”. Parce que c’est ce que la société et les magazines nous disent de faire. Ne jamais se contenter. Travailler plus dur. “Hustle”. “Just Do It”. Et toutes sortes d’idées dénuées de sens créées pour nous faire sentir incomplets afin que nous achetions plus de produits et de services.
Aujourd’hui, je peux être beaucoup plus honnête avec moi-même sur ce que je valorise vraiment, afin que je puisse concevoir ma vie au lieu de vivre une vie conçue pour moi par quelqu’un d’autre.

« Il est beaucoup plus facile d’essayer, d’échouer et de réussir si vous êtes un homme blanc hétérosexuel éduqué, né dans un pays riche, issu d’une famille stable et sans handicap. » - Pepe Villatoro, cofondateur de Fuckup Nights.

Les événements Fuckup Nights, où les participants partagent leurs échecs professionnels, sont devenus un mouvement mondial présent dans plus de 60 pays, avec plus de 15 000 histoires partagées à ce jour. Je suppose que la vulnérabilité joue un rôle important dans les histoires partagées lors des ces événements. Comment expliqueriez-vous la popularité de ces rencontres et la volonté des gens de « s’exposer » de cette manière ?

La vie sous le capitalisme exacerbe l’individualisme et la compétition. Vous êtes incité constamment à avoir une meilleure voiture que votre voisin, un meilleur CV, un corps plus fort…
Comme l’a dit le philosophe Émile Durkheim au début des années 1900, l’échec est le plus grand fardeau de la vie dans le capitalisme moderne.
La vulnérabilité s’oppose directement à l’individualisme et à la compétition qui déchirent le tissu social. À travers la vulnérabilité, nous pouvons construire une communauté, créer des rituels d’apprentissage et aider les gens à guérir et à grandir. Nous recherchons tous cela, consciemment ou non, parce que c’est dans notre nature humaine, et parce que cela fait du bien !

Dans une vidéo d’Ivana de Maria qui partageait son histoire en tant qu’actrice latina à Hollywood, elle a dit combien elle avait honte de ses échecs, mais elle les a surmontés et les a partagés quand même. Que recommanderiez-vous aux gens pour arrêter d’avoir honte de leurs échecs ?

Déjà, il faut comprendre d’où vient cette honte. Qu’elle vient de différents mécanismes de contrôle : la religion, notre société ou même nos propres familles, qui essaient de nous conformer à ce qui est « juste ». Et si nous ne nous conformons pas, alors ils nous font sentir honteux d’être différents.
Je recommande de réaliser que chaque fois que nous ressentons de la honte, nous succombons aux attentes sociétales qui essaient de nous standardiser. Chacun de nous doit trouver l’équilibre entre être soi-même et être fonctionnel dans nos sociétés. Plus nous saurons ce que nous valorisons réellement, moins nous accepterons les croyances extérieures qui nous font nous sentir inadéquats.

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Dans une autre vidéo, Eliana Salvi raconte que le plus dur pour elle, après l’échec de sa startup “Pink Trotters”, a été de retourner vivre chez ses parents car elle ne pouvait plus s’assumer financièrement… En tant qu’entrepreneur, avez-vous dû surmonter de tels moments de vie ?

Plus nous sommes privilégiés, plus nous pouvons essayer de devenir entrepreneur. Il est beaucoup plus facile d’essayer, d’échouer et de réussir si vous êtes un homme blanc hétérosexuel éduqué, né dans un pays riche, issu d’une famille stable et sans handicap. Je possède beaucoup des privilèges que j’ai mentionnés. Et je crois modestement que c’est ça qui m’a permis, à 32 ans, de rebondir après avoir tout perdu suite à un investissement dans une entreprise frauduleuse… J’ai surmonté ces défis également grâce à ce que j’ai appris des mentors, des amis et des Fuckup Nights. Après avoir appris de nombreuses histoires de vie d’entrepreneurs du monde entier, à mon avis, le facteur le plus important pour rebondir après une difficulté est d’avoir un réseau de soutien. Appartenir. Faire partie d’une communauté.

Avant les Fuckup Nights, discutiez-vous aussi ouvertement de vos échecs avec vos amis ou votre famille ? Avez-vous ressenti de la honte pour ces échecs ?

Je ne les partageais pas du tout. J’essayais de les cacher parce que j’avais honte.
La première fois que j’ai partagé une histoire d’échec en public, je parlais d’un échec survenu plusieurs années auparavant. C’était intéressant de réaliser que je n’avais rien appris de cette expérience pendant des années, jusqu’à ce que je devienne intervenant aux Fuckup Nights. La préparation de ma présentation m’a forcé à reconsidérer mes mauvaises décisions. De plus, les échanges avec le public, qui m’a partagé leurs expériences similaires et leurs apprentissages, m’ont permis de tirer une leçon de cet échec.

« Dans notre modèle B2B, nous travaillons avec des entreprises pour utiliser l’échec comme un outil pour favoriser l’innovation et la croissance. » - Pepe Villatoro, cofondateur de Fuckup Nights.

Qu’est-ce qui, selon vous, constitue une bonne histoire pour un événement Fuckup Nights ?

Rendre l’histoire personnelle et ne pas blâmer les étoiles, le destin, ou quelqu’un d’autre, mais vraiment assumer ce que vous avez mal fait et ce que vous auriez dû faire différemment.
Il faut être authentique et montrer tel que vous êtes et ce pour quoi vous vous battez, en partageant vos sentiments et vos émotions. Ceux du moment profond au moment de l’échec, ainsi que les sentiments actuels envers l’échec.
Et enfin, essayer de partager votre histoire de manière à ce qu’elle devienne utile, captivante et amusante pour le public. Il ne s’agit pas d’être un excellent orateur, mais de faire quelque chose pour la communauté.

Avez-vous remarqué des différences dans les types d’échecs ou de défis rencontrés par des professionnels de divers horizons et pays ?

Oui, tout à fait. Nous sommes tous le produit de nos cultures et de nos circonstances.
Par exemple, j’ai remarqué que les personnes venant du Sud global ont tendance à être plus résilientes car elles sont habituées à vivre des crises. Elles sont également plus axées sur la communauté. Les Latins ont tendance à mieux rire d’eux-mêmes et à adopter une approche détachée, et les personnes issues des économies développées du monde dit occidental ont tendance à se concentrer sur la transmission d’apprentissages d’une manière plus directe, en se focalisant sur la cause à effet, sans nécessairement aborder l’aspect émotionnel, les décisions, les relations et les coûts, par exemple.

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Quels sont les principaux enseignements ou perspectives que vous espérez que les gens retirent des événements Fuckup Nights ?

J’aimerais que les gens apprennent à se prendre moins au sérieux, à profiter davantage de la vie et à vivre dans l’instant. Je pense que nous oublions souvent que nous sommes tous faits de poussière d’étoiles et que nos soucis quotidiens ne sont que des feuilletons que nous avons choisi de laisser exister dans nos esprits.

Quelques années après l’établissement de Fuckup Nights, vous avez créé le Failure Institute - une entreprise sociale qui vise à aider des organisations et entreprises dans le monde à surmonter leurs échecs. Comment les Fuckup Nights ont-elles évolué pour devenir une entreprise comme le Failure Institute, et d’où est venue l’idée d’aider les entreprises ?

La vie sous le capitalisme ! Nous devons tous payer notre loyer. Nous avons décidé que le meilleur modèle pour étendre l’impact des Fuckup Nights était de devenir une entreprise sociale. Sur la base de cette décision, nous avons développé notre modèle B2B, où nous travaillons avec des entreprises pour utiliser l’échec comme un outil pour favoriser l’innovation et la croissance. Depuis, nous avons travaillé avec des centaines de clients dans des dizaines de pays, y compris beaucoup des plus grandes marques et corporations du monde.
Nous proposons des événements, des ateliers, du contenu et des conseils. Tout est axé sur la création d’expériences et d’apprentissages internes qui aident à créer des cultures organisationnelles où les gens célèbrent l’essai et l’apprentissage, au lieu de stigmatiser l’échec.

« Si nous inclurons plus de vulnérabilité, d’empathie et d’authenticité dans nos systèmes, nous pourrons corriger le cap de l’inégalité systémique inhérente causée par des siècles de croyances néfastes » - Pepe Villatoro, cofondateur de Fuckup Nights.

Qu’espérez-vous accomplir avec les Fuckup Nights ou le Failure Institute à l’avenir ?

Nous espérons faire partie de la réalisation d’une itération des systèmes économiques et politiques, afin de pouvoir créer des sociétés qui sont plus humaines, justes et créatives. Un système qui égalise les chances, permettant aux gens d’être eux-mêmes, au lieu de juste essayer d’augmenter le PIB, la consommation et l’extraction de façon exponentielle, juste pour le principe de la croissance.

Mais vous avez plusieurs fois rappelé au cours de cette interview que nous vivons dans une société capitaliste… Pensez-vous vraiment que nous puissions la renverser pour le nouveau modèle que vous prônez ?

Oui, je suis optimiste. Je pense que nous pouvons y arriver parce que 99 % des humains croient en ce type de société et de système. C’est un processus compliqué, mais quand je regarde ce que nous avons accompli en tant qu’espèce au cours des 3 000 dernières années, cela me rend très optimiste.
Actuellement, je pense que l’itération la plus urgente est vers l’égalité et la communauté, et je pense que cela commence au niveau des croyances de chacun d’entre nous. Si nous inclurons plus de vulnérabilité, d’empathie et d’authenticité dans nos systèmes, nous pourrons corriger le cap de l’inégalité systémique inhérente causée par des siècles de croyances néfastes.


Article écrit par Nitzan Engelberg et edité par Clémence Lesacq - Photo Aldo Max García pour WTTJ

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